Lettre de Marcel Proust à la Princesse de Polignac n°51

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102 bd Haussmann

Princesse

Il y a un temps infini que je veux vous voir. Mais vous n’êtes plus jamais à Paris. Les derniers temps, ne voyant plus d’amis communs qui pussent me renseigner, je croyais que le silence de votre téléphone tenait peut-être aux heures où je vous demandais et où vous étiez peut-être sortie pour dîner en ville. Mais voici que Reynaldo me dit que vous êtes dans les Pyrénées. Je vous écris à tout hasard, car il est déjà probablement trop tard pour ce que je veux vous demander, l’éditeur ayant donné le bon à tirer de mon volume, avant de partir pour l’Amérique, et l’imprimeur m’ayant refusé des corrections que je jugeais nécessaires. Malgré cela, il est possible qu’une dédicace, prenant une page à part, puisse être ajoutée, même le volume fait. Je me permets donc de vous demander votre avis, sans être certain de pouvoir en profiter : je comptais faire paraître tous les volumes de mon Swann ensemble, et pour des raisons que je comptais vous expliquer, je voyais des inconvénients à les dédier à la mémoire du Prince.

En réalité, en restant dans la vérité du livre et des faits, c’eût été fort bien. Mais vous avez un ami qui est mon ennemi, et j’ai un ami (qui ne sera plus longtemps un ami, pour des raisons où vous n’êtes pour rien) avec lequel vous êtes brouillée. Or je craignais qu’ils ne tâchassent à l’occasion de cette dédicace de renouveler les mauvais sentiments injustifiés que vous avez eus autrefois à mon égard. L’un d’eux eût été d’autre part heureux, s’il avait pu feindre de trouver quelque ressemblance entre un personnage de mon livre (ressemblance qui n’existe à aucun degré) et le Prince. Car cette fois, on n’eût pas pu, comme pour un ancien article, dire que c’était pour vous que je n’étais pas aimable. Il n’y a pas dans les cinq volumes de Swann une seule femme qui, de si loin que ce soit, ait un rapport quelconque avec vous. Aucun personnage ne rappelle non plus, même dans la plus faible mesure, le Prince. Mais comme l’un - entièrement différent du Prince, tout l’opposé de lui - est un grand seigneur qui a le goût des choses d’art, la dédicace eût pu, non pas induire en erreur, mais servir de prétexte et donner à deux personnes l’occasion de mentir sciemment. Or, quelqu’admiration que j’aie pour votre caractère, (je l’égale à votre esprit, ce qui n’est pas peu dire) j’ai gardé d’autrefois l’impression peut-être inexacte et que vous m’excuserez en tout cas de dire franchement, que vous vous laissez quelquefois tromper par les méchants.

Bref pour toutes ces raisons, et peut-être moins pour la peine que j’aurais à être de nouveau brouillé avec vous, que pour celle, plus grande encore, que le nom du Prince fût prononcé autrement qu’avec la piété qui sied, je trouvais plus sage de m’abstenir. D’ailleurs le temps ne pressait pas ; cinq volumes à corriger, alors que les imprimeurs font défaut et que les éditeurs ne viennent pas, cela me laissait tout le temps de causer avec vous. Mais voici qu’à la demande de mon éditeur, et en même temps qu’un recueil d’articles, le 2e volume de Swann paraîtra séparément, et les trois derniers plus tard, ensemble. Or, ce second volume : « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » ne me semble pas, même en essayant pour un instant de me faire l’âme du plus impudent médiseur, pouvoir fournir un prétexte quelconque. Il commence par la description d’un diplomate genre Cambon (M.de Norpois). Puis le petit garçon du 1er volume, devenu adolescent, va chez M. Swann, aime Gilberte, est malheureux par elle ; longues pages sur le salon Swann, M. Cottard, etc.. Puis Balbec où on entrevoit M. de Charlus (c’est-à-dire ce qui a paru dans la Nouvelle Revue Française) et n’est pas un sixième du volume. Enfin les jeunes filles en fleurs, des jeunes filles sportives que le petit garçon rencontre à Balbec (ceci n’était pas dans la N.R.F.) et de chacune desquelles il s’éprend successivement. Vraiment je crois que les objections que je vous disais tout à l’heure, ne peuvent pas se poser pour ce volume-là. D’autre part il ne me semble pas tout à fait indigne d’être dédié à la mémoire du Prince. Naturellement j’aimerais mieux pouvoir lui dédier, et avoir écrit, La Chartreuse de Parme ou les Frères Karamasov. Mais on ne peut donner que ce qu’on a. Or c’est ce que j’ai de moins mal. Je crois que quand les cinq volumes auront paru, ce second-là qui au premier abord fait l’effet de ce qu’on appelle en art militaire une opération excentrique, prendra une certaine signification. S’il est alors lu et aimé par des êtres qui n’ont pas connu le Prince et par lesquels il eût mérité d’être admiré, il me serait précieux que son nom fût là. (« Je lui donne ces vers afin que mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines »).

Je vous saurais beaucoup de gré, Princesse de me répondre immédiatement (un immédiatement qui sera peut-être déjà un trop tard). Ne prenez pas la peine de me donner vos raisons, dites-moi oui ou non. Surtout ne me dites pas « oui » pour me faire plaisir. Je ne veux pas dire par là que je n’aurais pas un grand plaisir à dédier ce livre au Prince, et vous pensez bien que n’y voyant plus clair, n’écrivant aucune lettre, je ne vous en adresserais pas une de dix-huit pages si je n’attachais pas de l’importance à cela. Mais enfin il est préférable que vous fassiez abstraction de mon plaisir et que vous jugiez d’une manière objective. Je n’ai encore jamais eu et n’aurai probablement jamais l’occasion de dédier un livre à Monsieur France qui a écrit une préface pour mon premier ouvrage, ni à tant d’autres qui ont eu mille bontés pour moi. C’est vous dire que je ne serai pas « à court » de dédicaces, si je décide d’en inscrire en tête de certains volumes, et même en m’en tenant aux dédicaces qui s’imposent à moi par la reconnaissance que je dois à des maîtres et à des amis. N’hésitez donc pas, si vous voyez l’ombre d’un inconvénient à ce que je dédie ce livre au Prince, écrivez-moi : non ; si c’est oui, le télégraphier serait peut-être plus sûr. Il y aurait une autre solution qui serait peut-être la meilleure et à laquelle je pense seulement au moment de finir. Ce serait de laisser paraître « A l’ombre des jeunes filles en fleurs « sans dédicace. Vous liriez le livre, et ainsi, en connaissance de cause, quand il y aurait lieu d’effectuer un 2e tirage du livre (c’est-à-dire vers la 3e édition) on ajouterait la dédicace si vous l’aviez jugée opportune. J’ai bien en ce moment des épreuves à peu près exactes de ce livre et vous auriez tout le temps de les lire, car le volume tout prêt ne sera pas mis en vente avant un certain temps surtout si j’en donne une partie en feuilleton, dans un journal. Mais, même non mis en vente, il sera imprimé entièrement, on n’y pourra plus rien changer, c‘est peut-être déjà trop tard. De plus, à cause de cette question de feuilleton possible, il me faut garder les épreuves pour le journal. Princesse, je m’aperçois qu’il y avait quelque chose d’écrit au dos de cette page. Excusez-moi donc de ne vous envoyer qu’une demie feuille et veuillez agréer mes respectueux hommages, Marcel Proust.

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