Le salon musical de la princesse

Enfant, Winnaretta Singer étudie le piano et plus tard, l’orgue et la peinture auprès de Félix Barrias. Elle connaît ses premiers émois musicaux à l’adolescence en assistant aux soirées musicales qu’organisent sa mère Isabelle Eugénie Boyer et son deuxième époux, Victor Reubsaet, duc de Camposelice, dans leur hôtel particulier avenue Kléber à Paris.

Comme la plupart des hôtels de ce style à l’époque, celui-ci contenait de nombreux salons de réception de grandes dimensions, certains meublés en style Louis XVI ou Empire, alors à la mode, d’autres à la Sarah Bernhardt. La pièce principale, la plus spacieuse – le « Grand Salon » de ma mère -, devint rapidement le centre de réunions musicales et artis­tiques, et je ne peux oublier que c’est là que j’ai ressenti pour la première fois ce qu’était la grande musique classique.

Dès mon plus jeune âge, je fus donc sans cesse bercée par les plus grandes œuvres de Beethoven, de Mozart ou de Schubert, notamment par les derniers quatuors de Beethoven, 10 à 17, qui étaient alors considérés comme tota­lement incompréhensibles. Le 14e quatuor m’impressionnait particulière­ment et je me souviens qu’à mon quatorzième anniversaire, bien que l’on m’ait proposé une petite montre de Boucheron ou un éventail peint par Chaplin, le célèbre portraitiste, je choisis comme cadeau ou « surprise d’anniversaire » une exécution de mon œuvre favorite de Beethoven : ce quatuor-là.

Winnaretta Singer

Adolescente, elle rencontre Gabriel Fauré lors de vacances familiales en Normandie. C’est le début d’une grande amitié entre le compositeur et la jeune femme qui l’admire.

Au cours des années 1880, la jeune Winnaretta fréquente les salons musicaux de la haute société comme celui de Madame de Poilly et celui de Madame Aubernon. Mais c’est au sein du salon de Marguerite de Saint-Marceaux et celui de Madeleine Lemaire qu’elle rencontre les personnalités les plus remarquables : André Messager, Claude Debussy, Maurice Ravel, Emmanuel Chabrier, Vincent d’Indy, Colette, Pierre Loüys, Ernest Chausson, John Singer Sargent, Claude Monet et Reynaldo Hahn.

Après l’acquisition de sa propriété en 1887, Winnaretta Singer épouse le prince Louis de Scey-Montbéliard en juillet 1887. Ce nouveau titre lui permet d’être mieux acceptée dans la haute société parisienne. En mai 1888, Winnaretta organise sa première soirée musicale dans son chalet/atelier, réunissant Gwendoline de Chabrier, Clair de lune de Fauré, ainsi que des œuvres de D’Indy et Chausson. Emmanuel Chabrier sera très reconnaissant envers la princesse pour son aide précieuse. En effet, son opéra Gwendoline a été refusé par l’Opéra de Paris en 1886 et n’avait encore jamais été joué dans la capitale.

MATHEY Paul (1844-1929), Winnaretta Singer, huile sur toile, 1886, Fondation Singer-Polignac

Au début des années 1890, la princesse de Scey-Montbéliard entame des travaux dans son atelier d’artiste afin de le transformer en véritable hall de musique capable de recevoir 200 personnes grâce aux balcons et coursives. Même si ses récentes activités d’hôtesse sont tournées vers la musique, c’est pourtant auprès d’un sculpteur qu’elle passe sa première commande. Afin de décorer son futur atelier, elle demande à l’artiste Jean Carriès de réaliser une porte monumentale. Malheureusement, ce projet ne verra jamais le jour.

Après un séjour à Venise en 1891 avec, entre autres, Gabriel Fauré, celui-ci lui compose un cycle de mélodies, les Cinq mélodies de Venise qui seront interprétées lors de l’inauguration de l’Atelier le 6 janvier 1892.

Les concert de l’Atelier de la rue Cortambert (1892-1901)

Après l’annulation de son mariage avec le prince de Scey-Montbéliard prononcée en 1892, Winnaretta Singer épouse le prince Edmond de Polignac en décembre 1893. Amateur d’art et compositeur, son nouvel époux partage ses passions. Au fil des années, le désormais « salon des Polignac » gagne en notoriété et devient une véritable référence dans le tout Paris. Alliant souvent œuvres baroques et œuvres modernes, les programmes sont éclectiques. Il n’est pas rare que l’hôtesse de maison elle-même tienne les parties d’orgue ou de piano lors des concerts.

Ce salon refléte l’activité artistique florissante de son temps. Il est un des centres les plus importants de l’activité musicale parisienne. Une douzaine de fois par an, les artistes et les aristocrates s’y réunissent pour un somptueux dîner et un évènement musical exceptionnel. La princesse devient pour tous “Tante Winnie” et se fait un honneur de maintenir un niveau d’excellence que ses amis sont invités à partager, non pour leur rang social ou leur fortune, mais pour leurs talents ou, plus important, leur amour pour la musique. C’est ainsi que l’on croise aristocrates, riches industriels, membres du gouvernement français, mais aussi, bien sûr, des auteurs comme Proust, Colette, Cocteau, Paul Valéry. 

Le salon des Polignac se déplace également à Venise, dans le Palazzo Contarini que la princesse a acheté. Plusieurs pianos sont acquis et des concerts y sont organisés.

“C’est dire que les séances de musique du hall de musique de la rue Cortambert, toujours admirables point de vue musical, où l’on entendait tantôt des exécutions parfaites de musique ancienne telles « Dardanus », tantôt des interprétations originales et ferventes de toutes les dernières mélodies de Fauré, de la sonate de Fauré, des danses de Brahms, étaient aussi comme on dit dans le langage des chroniqueurs mondains “d’une suprême élégance”. Souvent données dans la journée, ces fêtes étincelaient des mille lueurs que les rayons du soleil, à travers le prisme des vitrages, allumaient dans l’atelier. […] Quelles heures charmantes ! Le soleil éclairait le plus beau tableau de Claude Monet que je sache : Un champ de tulipes près de Harlem.”

Le Salon de la princesse Edmond de Polignac, Horatio (Marcel Proust)
Le Figaro, 6 septembre 1903

Le salon de la princesse Edmond de Polignac après 1901

À la mort du prince en 1901, Winnaretta fait une pause dans ses activités musicales pendant de longs mois. Le nouvel hôtel qu’elle a fait construire entre 1903 et 1905 à l’emplacement du précédent lui offre de nouveaux salons de réception et particulièrement un salon de musique permettant d’accueillir un effectif de musiciens plus important lorsque son atelier devient trop étroit. Afin de commémorer la mémoire de son défunt mari, Winnaretta programme certaines de ses œuvres au cours de ses concerts.

La princesse aime aussi associer son nom à de jeunes compositeurs modernes en leur commandant des œuvres. C’est ainsi qu’Erik Satie compose Socrate en 1916, que Manuel de Falla, un jeune compositeur espagnol en pleine ascension, crée une œuvre originale Les Tréteaux de maître Pierre en 1923, que Germaine Tailleferre écrit son Concerto pour piano et orchestre en 1923 et que Darius Milhaud écrit son premier opéra de chambre Les Malheurs d’Orphée en 1924.

Elle est également un des grands soutiens français du jeune Igor Stravinsky. En plus de lui commander Renard en 1915, elle organise chez elle à plusieurs reprises des auditions privées de ses œuvres, dont l’avant-première des Noces le 10 juin 1923 dans le salon de musique de l’hôtel, soit trois jours avant la création parisienne au Théâtre de la Gaîté-Lyrique pour les Ballets russes. Les parties pour piano sont interprétées par Georges Auric, Edouard Flament, Hélène Léon et Marcelle Meyer. Pour la remercier, le compositeur lui dédie sa Sonate pour piano en 1924.

Programme dédicacé par toute l’équipe artistique lors de la première de « El Retablo de Maese Pedro » commandé à Manuel de Falla, donné le 25 juin 1923 dans le Salon de musique.

En 1924, elle commande un concerto pour piano à Jean Wiener. Le jeune et éclectique « imprésario-pianiste-chef-jazz-musicien” lui écrit un exubérant pastiche intitulé Concerto franco-américain, qu’il joue dans son salon en octobre. 

La claveciniste Wanda Landowska, les organistes Maurice Duruflé, Marcel Dupré, les pianistes Blanche Selva, Arthur Rubinstein, Horowitz, Clara Haskil, Dinu Lipatti, Alfred Cortot, Jacques Février, les Ballets russes, Nadia Boulanger, Igor Markevitch, Francis Poulenc, Igor Stravinsky, tout ce que Paris compte alors de compositeurs et d’interprètes prestigieux passe par le salon de Winnaretta. On n’en finirait pas non plus d’énumérer les chanteurs, à commencer par Marie-Blanche de Polignac bien sûr, Jane Bathori, Irène Kédroff, le ténor Hugues Cuénod et la basse Doda Conrad.

Cette amie, affectueusement aimée et toujours regrettée, était un maître en l’art de la générosité bien appliquée. Sa vie durant, elle n’a cessé de vivre dans l’atmosphère de la musique. “La musique, m’a-t-elle dit, m’a fait connaître des êtres jeunes et merveilleux”. Parmi mes souvenirs d’avant-guerre, il en est peu de plus vivaces que ces soirées de l’avenue Henri Martin (qui n’était pas encore l’avenue Georges-Mandel) et où, dans le grand salon peuplé des femmes les plus élégantes et des esprits les plus distingués de Paris, on découvrait chaque fois un nouveau chef-d’oeuvre dû à son initiative créatrice. Elle se rendait compte, avec un sens incomparable de la musique, de ce que l’on pouvait attendre de tel ou tel compositeur.

Gaston Palewski ( 1901-1984)
La Nouvelle Revue des Deux Mondes, 1982

Les années 1930

Au début des années 30, la princesse commande deux pièces à Igor Markevitch (Partita en 1930 et Hymnes en 1934) alors élève de Nadia Boulanger. C’est par son intermédiaire que les deux femmes font réellement connaissance et deviennent amies. Nadia Boulanger donne des cours d’orgue à Winnaretta et lui présente un autre de ses élèves, le jeune pianiste Jean Françaix qui compose la Sérénade pour douze instruments en 1934 et Le Diable boiteux en 1937 à la demande de la mécène. Winnaretta Singer aura un rôle important dans la carrière de Nadia Boulanger. C’est en faisant d’elle la directrice artistique de tous les concerts donnés dans son hôtel à partir de 1936 que celle-ci peut créer son propre ensemble vocal et instrumental. 

Parallèlement, Winnaretta Singer commande deux œuvres à Francis Poulenc : un Concerto pour deux pianos et orchestre en 1932 et un Concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales en 1938. Elle aide Hindemith à quitter l’Allemagne nazie, et passe une commande au compositeur juif Kurt Weill, célèbre pour son travail avec Bertolt Brecht qui traverse lui aussi la frontière pour s’échapper en France.

À quelque heure que vous pénétriez dans l’hôtel de l’avenue Henri Martin, — s’il s’agissait de Rome, nous dirions palais — instrumentistes et choristes répètent cantate ou concerto, un compositeur mène le train, tandis que seule dans un fauteuil, la princesse écoute et surveille. Rien ne saurait lui échapper dans le petit ou le grand. Elle ne dit mot. Elle n’interrompt point. Mais, tout à la fin, elle récapitule. Le sourire erre sur les dents serrées. Les yeux expriment le chagrin qu’elle ressent à formuler quelque observation, ils marquent des restrictions sur ce qu’elle dit, mais qu’elle dit quand même, en paraissant le dire à regret, et en ajoutant « Il me semble que » ou: —« Moi, voilà ce que je ferais, à votre place. »

Albert Flament (1877-1956)
La Revue de Paris, 1er avril 1937

En 1939, un des frères de la princesse meurt à Londres. Elle s’y rend pour les funérailles et en profite pour rendre visite à quelques amis. Le début de la Seconde Guerre mondiale contraint Winnaretta à prolonger son séjour anglais. Elle ne reviendra plus jamais en France. Depuis Londres, elle écrit à ses proches restés en France. Elle se lance également dans l’organisation d’œuvres de bienfaisance pour récolter des fonds afin d’aider la Croix Rouge.

L’hôtel actuel conçu par Grandpierre (1903-aujourd’hui)

Après la mort du prince Edmond de Polignac, le 8 août 1901, Winnaretta Singer mène une période de deuil et met ses activités à l’arrêt pendant plusieurs mois.

En 1903, elle décide de remplacer son hôtel par un nouvel édifice plus spacieux et plus adapté aux réceptions. Elle s’adresse à l’architecte Henri Grandpierre qui a déjà travaillé pour ses amis Forain et Jean de Reszké. Grandpierre s’inspire des bâtiments parisiens érigés dans les années 1770 par Brongniart. Le permis de construire est déposé le 4 août pour un édifice de 750m2, soit quatre fois plus grand que le premier bâtiment.

Les derniers travaux durent jusqu’au début de l’année 1906. Dans le numéro du journal L’Echo de Paris daté du 2 janvier 1906, on apprend que « la princesse Edmond de Polignac est venue à Paris pour surveiller les derniers travaux du bel hôtel qu’elle fait construire rue Cortambert, sur l’emplacement de celui qu’elle a fait démolir. » Le 6 février, on rapporte dans les Chroniques mondaines du Jockey que « la reconstruction de son bel hôtel est à présent achevée et, dès ce printemps, les salons pourront en être inaugurés. » Effectivement, même si Winnaretta continue d’organiser des événements musicaux pendant les travaux dans son atelier du pavillon attenant, l’inauguration de l’hôtel et de son salon de musique prend place le dimanche 1er avril : « la princesse Edmond de Polignac ouvrira dimanche prochain ses salons pour une grande soirée musicale. » (La Presse, 30 mars 1906)

L’architecture du nouvel hôtel Singer-Polignac allie l’esprit du XVIIIe siècle aux nouveaux concepts de confort du début du XXe siècle. Deux portes cochères permettent aux véhicules de déposer leurs occupants directement à l’intérieur de l’hôtel. Ces derniers se retrouvent ensuite dans le vestibule, au pied d’un grand escalier d’honneur. Par ce même vestibule, le personnel de maison rejoint le couloir de service, la cuisine, la salle des gens et les escaliers de service conduisant aux étages supérieurs et inférieurs.

Le premier étage rassemble les salons de réception et l’office depuis lequel sont réceptionnés les repas préparés dans la cuisine grâce à un monte-plat. La hauteur sous plafond des pièces de ce niveau est si haute que le deuxième étage est quasiment inexistant, seule une petite pièce appelée « salle à manger d’été » donnant sur le jardin s’y trouve.

Au troisième étage, au sud, se situent les appartements de la princesse avec vue sur les extérieurs. Au nord, se trouve l’aile des invités donnant sur l’avenue Henri Martin (aujourd’hui Georges Mandel). Ces deux ailes sont reliées par une coursive ouverte sur le grand escalier au centre de laquelle est accessible une bibliothèque où Winnaretta installe son bureau. Cette bibliothèque de forme ovale est la réplique du salon ovale au premier étage. Elle est ornée de boiseries Louis XVI que la princesse léguera à sa mort au Musée des arts décoratifs de Paris.

Le quatrième étage abrite les chambres du personnel de maison.

Les salons de réception

Le grand escalier d’honneur, orné de colonnes et de niches, couronné par un dôme percé d’une ouverture zénithale conduit aux salons de réception du premier étage. Sur le palier, à droite, on accède au salon de musique qui donne sur l’avenue et sur la terrasse côté rue Cortambert à l’époque. Habillé de miroirs et décoré de piliers, de panneaux et d’entourages en trompe-l’œil qui imitent le marbre noir, son plafond est peint d’un ciel en trompe-l’œil. Les grandes fenêtres disposent de volets intérieurs roulants, couverts de miroirs, qui permettent de plonger la salle dans le noir. Une petite tribune peut accueillir deux ou trois musiciens (comme ce fut le cas pour les Tréteaux de maître Pierre, de Manuel de Falla en 1923).

Le salon de musique de l’hôtel du vivant de Winnaretta Singer, au début du XXe siècle.

Pour décorer les parties hautes et les voussures du salon, la princesse Edmond de Polignac commande une fresque à l’artiste espagnol José Maria Sert qu’il réalise entre 1910 et 1912. À cette période, le peintre abandonne la polychromie au profit de peintures noires sur fond doré. Le thème choisi pour cette fresque est Le Cortège d’Apollon, dieu de la musique et du chant, et se décline en onze tableaux représentant le dieu et ses muses : Clio (l’histoire), Euterpe (la danse et la musique), Erato (la poésie lyrique et érotique), Melpomène (la tragédie et le chant), Thalie (la comédie) Calliope (la poésie épique), Terpsichore (la danse), Uranie (l’astronomie céleste), Polymnie (la rhétorique et l’éloquence), suivies de Clythia la jalouse et de Leucothoé la bien-aimée. Apollon tient sa lyre dans sa main gauche et est coiffé d’une couronne de laurier.

Le dieu Apollon peint par José-Maria Sert visible au plafond du salon de musique de l’hôtel.

À une extrémité du salon, deux grandes compositions verticales représentent des allégories réunissant architecture et paysage du Nord et du Sud. Sur les murs, douze médaillons en bas-relief de stuc doré, surmontés de guirlandes de fleurs et de rubans et soulignés de branches de feuilles de laurier, regroupent des instruments de musique.

A l’arrière du salon de musique, une autre porte permet d’accéder à un salon ovale qui fait face aux escaliers. Au plafond en trompe-l’œil on distingue deux tableaux issus d’une fresque de Giandomenico Tiepolo que Winnaretta Singer a acquis à Venise en 1901 sur les conseils de son amie Augustine Bulteau. Cette grande pièce s’ouvre sur les terrasses et sur un salon plus petit orné de charmants panneaux de bois peint du XVIIIe évoquant les loisirs. Il conduit à la salle à manger, inspirée du salon de la paix du Château de Versailles, entièrement revêtue de marbres polychromes, qui donne sur le jardin. Partant d’une porte dissimulée dans un panneau de marbre, un corridor traverse le jardin pour relier la salle à manger à l’atelier.

Winnaretta Singer qui soutiendra tout au long de sa vie les sciences et la recherche, est aussi une grande amatrice de nouvelles technologies. Elle dote son nouvel hôtel des meilleurs équipements : un ascenseur, une cuisine flambant neuve équipée de cuisinières et de réfrigérateurs les plus récents. Le toit était doté d’un solarium combiné à une serre. Au sous-sol, à côté de la cave à vin était aménagée une piscine chauffée.


Sources

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