Winnaretta et la peinture

Son amour pour l’impressionnisme

La peinture a toujours attiré la jeune Winnaretta Singer, presque autant que la musique. Adolescente, elle suit les cours du peintre Félix Barrias (1822-1907) dans son atelier parisien, rue de Bruxelles. Elle se rend très régulièrement au Musée du Louvre et visite les salons du Palais de l’Industrie lors desquels sont exposées des peintures un peu trop conventionnelles à son goût. C’est en se rendant dans les expositions adjacentes au palais qu’elle découvre une nouvelle école, décriée et moquée : l’impressionnisme.

“Je m’exaltais devant la beauté de cet art, qui semblait m’apporter une nouvelle vision des choses et jeter une lumière et une signification nouvelles sur tout ce qui m’entourait dans le monde visuel. Ma famille n’approuvait pas cette nouvelle école, et mon enthousiasme fut immédiatement réprimé car taxé d’excentrique, de désir d’attirer l’attention et ne méritant aucun encouragement. Mais rien n’aurait pu être plus spontané ni sincère, et j’étais toujours curieuse d’apprendre tout ce que je pouvais à propos d’Edouard Manet et de ses premiers pas en peinture.”

Winnaretta Singer, Souvenirs

Aucun des peintres de son entourage ne comprend son attirance pour un tel mouvement. Son parrain, le peintre Edward May (1807-1881) parle de Manet comme d’un “original”. Ses camarades de classe de peinture le baptisent le “Michel-Ange du mauvais”. Lorsque son idole meurt en 1883, Winnaretta qui n’a pas encore 18 ans, est profondément peinée. Elle décide de se rendre au 77 rue d’Amsterdam où se trouve l’atelier de Manet et demande au concierge si elle peut récupérer la carte de visite du peintre qui était clouée à la porte.

A son grand bonheur, son maître Félix Barrias déménage son atelier rue de Bruxelles dans l’ancien atelier de Manet quelques mois plus tard. La jeune fille est donc amenée à s’y rendre pendant plusieurs années et finit par nouer une amitié avec le concierge, Aristide, qui accepte de partager des anecdotes au sujet du peintre disparu. Il lui présente un dessin au crayon de Fantin-Latour représentant Manet, première esquisse de son célèbre portrait, et accepte de le vendre à la jeune Winnaretta, déterminée à acquérir dès que possible une œuvre de l’impressionniste. 

Quelques années plus tard, elle achète La Lecture de Manet, qu’elle dénomme La Femme en blanc dans ses mémoires, sur les conseils de son ami le peintre Ernest Duez. Winnaretta Singer acquiert également en 1886, alors qu’elle n’a que 21 ans, Champs de tulipes en Hollande, Les Dindons et La Barque à Giverny de Claude Monet. 

Dans son testament, la princesse lègue ces oeuvres au Musée du Louvre.

La princesse Edmond de Polignac contemplant La Lecture de Manet © Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. GrandPalaisRmn / François Kollar

Ses propres oeuvres

Plus de 80 toiles que la princesse a peintes entre 1880 et son décès ont été recensées. Il est très probable qu’il en existe davantage éparpillés dans des collections particulières. Tous ses tableaux sont signés de son nom de jeune fille : Winnaretta Singer.

Dès 1882, alors âgée de 17 ans, elle expose sa première œuvre au Salon des artistes français. Elle participe ensuite à divers événements artistiques comme l’Exposition des Femmes peintres et sculpteurs (en 1886, 1887, 1889, 1890, 1893, 1895), le Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1893,  l’exposition de la Société artistique des amateurs en 1897, l’exposition des Femmes artistes en 1894 et 1895, ainsi qu’à la 6th Exhibition of the International Society of Sculptors, Painters and Gravers de 1906 à Londres et l’Exposition universelle de Chicago en 1893.

Une exposition rétrospective de son œuvre est organisée dans la galerie Charpentier, à Paris, en 1935.

Exposition de Winnaretta Singer, princesse Edmond de Polignac à la Galerie Charpentier, article paru dans Vogue, juillet 1935, p45

Ses amis peintres et ses portraits

On retrouve dans son cercle d’amis les peintres John Singer Sargent, Jean-Louis Forain, Paul Helleu, Paul Mathey, Ernest Duez et Jacques-Emile Blanche.

Winnaretta a commandé son portrait à plusieurs artistes : 

Winnaretta souhaite que Paul Helleu réalise le portrait de chacune de ses amies mais ce projet n’aboutit pas. L’artiste a cependant réalisé au moins deux dessins représentant la princesse de Polignac. Elle lui achète également une toile issue de sa série consacrée aux régates et voiliers à Cowes.
En 1926, elle fait partie des mécènes qui organisent l’exposition rétrospective de l’œuvre de la Gandara à Paris. 

Sa collection et ses dons au Louvre

Au fil des années, la princesse Edmond de Polignac s’est constituée une collection d’œuvres d’art rassemblant ses Monet, mais aussi des œuvres de Panini, Tiepolo, Ingres, Maurice-Quentin de La Tour, Whistler et d’autres objets d’art qu’elle a revendus, ou légués soit au Musée du Louvre, soit à ses proches.

Winnaretta Singer s’arrange également pour qu’une donation anonyme soit versée au Musée du Louvre après sa mort afin de permettre l’achat de tableaux et de sculptures. Dans le milieu, on y fait référence comme la “Donation Anonyme Canadienne” en raison de la localisation du trustee de la princesse au Canada. Le Conseil d’administration de la réunion des musées nationaux prend connaissance de ce don lors de la séance du 8 mars 1949. Cette donation a permis au Musée du Louvre, et au Musée d’Orsay depuis 1986, d’acquérir plus d’une centaine d’œuvres.


Sources

  • Kahan Sylvia, Winnaretta Singer-Polignac, princesse, mécène et musicienne, Les Presses du Réel, 2018
  • Kaufman Fanny, Mécène renommée, peintre oubliée : à la découverte de l’œuvre de Winnaretta Singer, princesse Edmond de Polignac (1865-1943), thèse de master Histoire du Louvre de l’École du Louvre, sous la direction de Françoise Mardrus, 2024
  • Singer Winnaretta, Souvenirs, Fondation Singer-Polignac, 2000 (traduction de l’article « Memoirs of the late Princesse Edmond de Polignac » paru dans Horizon, vol.XII n°68, 1945, p.110-141)
  • « Une exposition de La Gandara », Comoedia, 14 juin 1926, p2 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76540259/f2.item

Témoignages de contemporains de la princesse

Gabriel Fauré (1845-1924)

Lettre qui accompagne la partition de C’est l’extase, 1891 :

“Vous verrez que, comme pour Clymène j’ai essayé une forme que je crois nouvelle, du moins je n’en connais pas de semblable; et c’est bien le moins que j’essaie de créer du nouveau quand je travaille pour vous qui êtes la personne du monde qui ressemble le moins aux autres.”

Lettre à Marguerite de Baugnies au sujet de Winnaretta qui l’accueille à Venise :

“Il n’existe pas davantage pour exprimer toute mon admiration et presque un peu plus (aïe) que m’inspire notre adorable hôtesse !”

6 janvier 1896 :

“Tâchez que je vous voie souvent, votre esprit me fait du bien, même quand vous vous moquez de moi ! Et vous me donnez le désir de travailler.”

Nectoux J-M, Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, Flammarion 1990

Isadora Duncan (1877-1927)

One dark afternoon there was a knock at the studio door. A woman stood there. She was of such imposing stature and such powerful personality that her entrance seemed to be announced by one of those Wagnerian motifs, deep and strong, and bearing portents of coming events and, indeed, the motif then announced has run through my life ever since, bringing in its vibrations stormy, tragic happenings.

« I am the Princess de Polignac, » she said, « a friend of the Countess Greffuhle. When I saw you dance, your art interested me, and particularly my husband, who is a composer. »

She had a handsome face, somewhat marred by a too heavy and protruding lower jaw and a masterful chin. It might have been the face of a Roman Emperor, except that an expression of cold aloofness protected the otherwise voluptuous promise of her eyes and features. When she spoke, her voice had also a hard, metallic twang which was mystifying as coming from her, whom one would have expected to have richer, deeper tones. I afterwards divined that these cold looks and the tone of her voice were really a mask to hide, in spite of her princely position, a condition of extreme and sensitive shyness.

Duncan Isadora, My Life, Gollancz, 1968

Colette (1873-1954)

La Princesse Edmond de Polignac ne paraissait qu’en robe montante. Le caractère d’indestructibilité qui accorde son regard d’un bleu définitif à son menton de conquérant, je l’admirais, intimidée, d’un peu loin. Son mari ne se séparait pas d’un châle de vigogne, beige clair, qui tantôt drapait ses épaules frileuses, tantôt réchauffait ses genoux. Il était charmant, d’esprit jeune, et ressemblait à un grand oiseau ironique. 

« Un Salon en 1900 », Journal à rebours, Flammarion, 1939

Marguerite de Saint-Marceaux (1850-1930)

15 juin 1913

Winnie parle avec esprit des potins mondains, même de ceux qui la regardent, elle trompe par son calme la renommée qu’elle s’est acquise. Elle peut mépriser le plus grand nombre qui, l’accusant des mœurs les plus dépravées, s’écrase dans ses salons.

5 avril 1916

Promenade à Saint Cloud avec Winnie. C’est une femme charmante, intelligente, sensible.

Journal 1894-1927, édité sous la direction de Myriam Chimènes, Fayard, 2007

Albert Flament (1877-1956)

Le teint frais, les cheveux argentés, la taille haute, la démarche plutôt lente et que dément un regard direct et gris-vert ou gris-bleu, dont le brillant révèle l’activité infatigable et les sources du rêve, jamais taries. C’est ce dosage heureux de nécessités créées, de contraintes à l’exactitude, cette suite d’échéances délibérément accumulées, comme avec l’espoir d’oublier l’inexorable et de ne jamais lui laisser la faculté de s’insinuer entre deux minutes que l’on craindrait inemployées, qui fait le charme particulier de la princesse Edmond de Polignac. Une sorte de mystère se crée autour de sa Solitude, cependant toujours environnée d’amis et traversée de nobles et artistes préoccupations.

Dans les tendances les plus classiques comme les plus nouvelles, il n’est pas événement musical auquel elle n’ait pris part, et elle traverse l’Europe pour y assister, comme nos mères se seraient rendues de l’Étoile à la Bastille, avec un cheval.

Ce soir, assis auprès d’elle, tandis que plus de quarante musiciens de l’Association des Concerts Lamoureux, conduits par Eugène Bigot, exécutent dans la grande salle de l’avenue Henri-Martin, un Concerto de Henri Sauguet, après une Ouverture de Germaine Tailleferre, j’observe, sous les dehors que certains déclarent impénétrables, quelle sensibilité dissimule cette Américaine, d’ailleurs née en Angleterre, et qui se rendit pour la première fois en Amérique il y a quelques années seulement, et peut-être pour n’y plus retourner jamais.

Car cette « étrangère » de naissance a plus fait pour les artistes français et aima les uns et les autres d’un coeur plus compréhensif et généreux que bien des indigènes, qui proclament leur sang breton ou valois, ne le firent jamais. Tout ceci dit en passant, même si, d’aventure, la charmante et soucieuse princesse s’en trouvait offensée, car un certain bon goût, qui exige qu’on ne parle jamais que de ce qui touche une personnalité, risque de ne rendre justice qu’à voix basse, entre six ou huit oreilles, et dans un petit coin.

Promenade à Saint Cloud avec Winnie. C’est une femme charmante, intelligente, sensible.

La Revue de Paris, 1er avril 1937

Nadia Boulanger (1887-1979)

Elle s’intéressait réellement à la beauté et à la production de la beauté. Alors, tout naturellement, elle commandait des œuvres. Elle suscitait, elle entendait parler de quelqu’un, elle le faisait venir. Elle entendait parler d’une œuvre, elle écoutait, elle commandait. Elle fut l’un des derniers grands mécènes de l’histoire. 

Lettres inédites, B.N Paris

Doda Conrad (1887-1979)

Nadia Boulanger eut le privilège d’avoir, elle aussi, la protection d’un mécène dont le prestige a dominé toute la première moitié du XXe siècle : la princesse Edmond de Polignac, que j’ai bien connue. Sans elle, Fauré, Ravel, Erik Satie, mais aussi Stravinsky, Manuel de Falla, n’auraient pas vu leurs débuts si courageusement soutenus. (…) Après une soirée où j’avais chanté chez elle, elle m’invita à passer un week-end à la campagne, dans sa petite maison de Jouy-en-Josas où elle allait se reposer du vendredi au lundi. “J’adore faire de la musique et j’adore Schubert ! Si ça vous fait plaisir, venez faire de la musique avec moi et apportez du Schubert !” L’idée de me trouver dans l’intimité de la légendaire princesse ne pouvait que m’enchanter : privilège doublé d’une surprise ! Le lendemain matin, elle me téléphonait : “Que faites-vous le week-end prochain ?” Sans attendre ma réponse, elle annonça d’autorité : “Je vous prendrai vendredi à cinq heures. Soyez sur le trottoir de l’avenue Mozart avec votre valise et du Schubert !”

A l’heure dite, la grosse Packard se rangeait le long du trottoir. (…) La princesse, dans un coin, les yeux fermés, ne réagit pas à mon arrivée. Son air renfrogné me donnait l’impression d’être un intrus qu’elle regrettait d’avoir invité ! J’essayai d’amener la conversation : l’orage qui menaçait, que sais-je ! Elle semblait de plus en plus excédée par ma présence. J’allais demander au chauffeur de m’arrêter avant la dernière station de métro lorsque des éclairs, un tonnerre et une pluie diluvienne de la fin du monde se déchaînèrent. La princesse se mit à hurler. (…) Nous nous précipitâmes dans un café “Conrad, commandez quelque chose !”. Elle semblait avoir perdu tout contrôle de ses nerfs. A chaque éclair, à chaque coup de tonnerre, elle était agitée de soubresauts incontrôlés. Quand les éléments furent apaisés et que le ciel eut retrouvé sa sérénité, la princesse de Polignac redevint princesse. Comme si rien ne s’était passé, ses bonnes manières et son sourire réapparurent. J’ai su plus tard qu’elle pouvait avoir de véritables attaques de furie à l’approche d’un orage !

(…) Ce soir-là nous dînâmes en tête-à-tête. Nous passâmes au salon. La princesse déchiffrait bien, et nous nous mîmes à explorer toute l’étendue des lieder mis en musique par Schubert. Elle était ravie. Cette femme de près de soixante-dix ans devenait une jeune fille timide dès qu’elle faisait de la musique ! Il y avait quelque chose de touchant dans l’attitude si modeste de celle qui avait vécu dans la compagnie des plus grands artistes de son temps ! (…) la confiance qu’elle m’accordait, au plan musical, semblait celle d’un enfant ! C’est tout juste si elle ne battait pas des mains lorsqu’elle découvrait quelque musique inconnue.

Conrad Doda, Dodascalies, Actes-Sud, 1997

La vie de Winnaretta Singer

Winnaretta Eugénie Singer naquit à Yonker (New York), le 8 janvier 1865. Son père était Isaac Merritt Singer, l’industriel américain qui perfectionna la machine à coudre. Il épousa une très jeune Française, Isabelle Eugénie Boyer. Winnaretta était la vingtième des vingt-cinq enfants qu’Isaac Singer eut au cours de sa vie. Bien qu’il ait désavoué les compagnes qui avaient précédé son mariage avec Isabelle Boyer, Singer mentionna tous ses enfants dans son testament et laissa à chacun un legs généreux.

L’enfance

Winnaretta ne passa que les deux premières années de sa vie à New York. Isaac Singer, une fois fortune faite (le don de mille machines qu’il fit à l’Armée de l’Union pendant la Guerre civile contribua sans doute à son rapide succès), alla s’installer à Paris avec sa famille en 1867 et c’est en France que la jeune Winnie Singer fut élevée. Des voyages fréquents développèrent son goût pour l’art. En 1870, à l’approche de la guerre franco-prussienne, la famille Singer qui maintenant s’élevait à huit personnes (Isabelle Singer eut six enfants) partit pour l’Angleterre. Isaac Singer fit bâtir une énorme propriété à Paignton dans le Devonshire, qu’il appela ironiquement “The Wigwam”. Cette somptueuse résidence comprenait plus de cent pièces ; Isaac Singer y organisait d’importantes représentations théâtrales et y accueillit au moins une représentation de cirque. Il venait juste de terminer sa demeure lorsqu’il mourut, le 23 juillet 1875, à l’âge de 64 ans. Isabelle Singer retourna avec sa famille vivre à Paris. Peu de temps après, elle se remaria à Victor Reubsaet, duc de Camposelice. Devenue duchesse, elle acheta un hôtel particulier avenue Kléber. Elle avait 36 ans et était très belle ; le sculpteur Frédéric Bartholdi l’aurait fait poser comme modèle pour la Statue de la Liberté. Le “grand salon” de l’avenue Kléber devint le centre de réunions musicales et artistiques où les interprètes les plus célèbres venaient jouer régulièrement les quatuors à cordes de Beethoven, Mozart et Schubert. Winnaretta partageait la passion de sa mère pour la musique ; d’après ses mémoires, elle ne reçut aucune formation particulière en dehors de ses leçons de piano, mais elle assistait aux nombreux concerts donnés dans le salon familial. À l’occasion de son quatorzième anniversaire, en 1879, elle demanda comme cadeau une interprétation de son morceau favori de Beethoven – le quatuor à cordes en mi mineur, op. 131. Les derniers quatuors de Beethoven étaient alors considérés comme incompréhensibles par la plupart des auditeurs, mais, déjà, Winnaretta faisait preuve de goût, d’originalité et d’un profond amour pour la musique.

La jeunesse

Elle suivit des cours de peinture dans l’atelier de Félix Barrias, qui avait été prix de Rome, et fréquenta l’atelier de Manet. Elle était un peintre accompli – plus tard, ses tableaux furent souvent pris pour des Manet. Elle parlait aussi bien le français que l’anglais, et en 1882, à dix-sept ans, elle fut invitée par la Direction du Louvre à participer à la préparation du catalogue en anglais. Mais la musique resta toujours son sujet de prédilection. Un des grands plaisirs de sa jeunesse fut les étés passés dans le château familial de Blosserville, en Normandie. Ce fût là qu’en 1880 Winnaretta rencontra Gabriel Fauré, qui avait alors trente-cinq ans. Il fut son premier ami musicien; elle devait devenir sa confidente et, ensuite, sa bienfaitrice. Deux ans plus tard, sa mère emmena Winnaretta à Bayreuth pour assister à une représentation de Parsifal et elle devint aussitôt une admiratrice passionnée de la musique de Wagner. Elle retourna souvent à Bayreuth et rallia le flot croissant des amateurs de Wagner, discutant des représentations avec les compositeurs français qui, chaque année, venaient dans ce temple de la musique – Fauré en 1883, d’Indy en 1884, Debussy en 1888 et Chabrier en 1889.

Lorsque la succession compliquée d’Isaac Singer — qui avait laissé deux testaments séparés — fut finalement réglée, en 1877, Winnaretta reçut directement 167.000 dollars du compte d’épargne personnel de son père ; de plus, elle hérita d’une partie de la vente de la Compagnie des machines à coudre Singer, plus de 50.000 dollars en espèces et environ 610.000 dollars en actions. Une autre disposition laissait à Winnaretta une partie de la propriété anglaise. Au bout du compte, le testament d’Isaac Singer faisait de Winnaretta une jeune héritière fabuleusement riche.

L’indépendance

En 1887, Isabelle arrangea le mariage de sa fille avec le Prince Louis de Scey Montbéliard. Winnaretta, qui avait toujours fait preuve d’un esprit indépendant, était ravie d’échapper à la tutelle d’une mère dominatrice, mais elle ne trouva pas le bonheur dans ces nouveaux liens. Leur union resta un mariage blanc (jamais consommé) pendant les quatre ans qu’ils passèrent ensemble, avant que Winnaretta ne briguât et n’obtînt une annulation en cour de Rome. Quelques mois avant son premier mariage, Winnaretta avait acheté un hôtel particulier avenue Henri Martin. Dès 1888, elle reçoit ses amis musiciens dans le chalet, qui est alors à la fois son atelier de peinture et le « hall » de musique, (comme l’appelle Proust dans À la recherche du temps perdu). C’est là que Vincent d’Indy, Emmanuel Chabrier, Ernest Chausson, Gabriel Fauré vont, les premiers, venir jouer, et créer leurs œuvres les plus remarquables. Le premier concert, donné le mardi 22 mai 1888, donne des extraits de Gwendoline, de Chabrier ; de Clair de lune, de Fauré ; d’œuvres de Vincent d’Indy et de Chausson. Fauré est à l’harmonium, Chabrier au piano, d’Indy et Messager aux percussions, avec les chœurs et les orchestres des concerts Lamoureux et du Conservatoire. Au printemps, tandis qu’elle attendait la réponse papale au sujet de l’annulation de son mariage, la princesse s’installa pour une longue villégiature à Venise. Elle loua un petit palazzo sur le Grand Canal, et invita plusieurs de ses amis artistes parisiens, y compris Fauré, à lui rendre visite.

Un court bonheur

Le 1er février 1892, le Vatican annula officiellement le mariage Scey Montbéliard. À la fin de cette même année, Robert de Montesquiou et son influente cousine, la comtesse Elisabeth Greffuhle, encouragèrent Winnaretta à se remarier pour retrouver une position respectable dans la société aristocratique. L’homme qu’ils avaient choisi pour elle était leur ami, le Prince Edmond de Polignac, un célibataire âgé de cinquante-neuf ans, qui avait étudié au Conservatoire de Paris et jouissait alors d’une certaine réputation comme compositeur. Winnaretta et le Prince de Polignac se marièrent le 15 décembre 1893. Ils s’étaient déjà rencontrés quelques années auparavant. D’après Marcel Proust, qui avait rencontré le Prince par l’intermédiaire de Montesquiou, tous deux avaient assisté à la même vente aux enchères – renchérissant l’un contre l’autre sur le même tableau de Monet, le Champ de tulipes à Haarlem. Le prince dépité avait été battu : “Quelle rage, je ressentis ! Ce tableau était emporté par une Américaine qui porte un nom que je maudis !”. Et cette femme était, bien entendu, Winnaretta Singer. Mais il ajoutait ironiquement : “Quelques années plus tard, j’épousais l’Américaine, et devins propriétaire de ce tableau !” Durant leur court mais heureux mariage, le Prince et la princesse transformèrent leur demeure en un glorieux et vibrant salon de musique. Les soirées musicales des Polignac devinrent régulières et très recherchées. Tout ce que Paris comptait alors de personnalités illustres dans les arts, les lettres et les sciences, se pressait dans leurs salons. Mais le Prince avait une santé fragile et et il mourut le 8 août 1901, à l’âge de soixante-sept ans. La princesse se trouva profondément endeuillée par la perte de l’homme qui avait été son meilleur ami et qui avait joué un rôle si important dans le monde de l’art et de la beauté qu’elle avait créé autour d’eux.

La vie pour la musique

En 1904, elle confia à l’architecte Henri Grandpierre la construction d’un nouvel hôtel, avec un salon de musique magnifique, assez vaste pour recevoir confortablement un orchestre de chambre et près de deux cents invités Avec deux salons de musique à sa disposition, elle pouvait accroître ses activités musicales, et elle donna des représentations commémoratives des œuvres de son mari. Le grand salon du 43 de l’avenue Henri-Martin était réservé aux orchestres plus grands ou aux artistes de grande renommée, tandis que l’atelier de la rue Cortambert proposait des concerts avec accompagnement d’orgue ou des soirées musicales plus intimes. Parallèlement, le salon de la princesse de Polignac reflétait l’activité artistique florissante de son temps. Une douzaine de fois par an, les artistes et les aristocrates s’y réunissaient pour un somptueux dîner et ils passaient ensuite dans le salon de musique pour jouir d’un merveilleux évènement musical. La princesse était devenue pour tous ”Tante Winnie” et elle se faisait un honneur de maintenir un niveau d’excellence que ses amis étaient invités à partager, non pour leur rang social ou leur fortune, mais pour leurs talents ou, plus important, leur amour pour la musique.

Les dernières années en Grande-Bretagne

Le plus jeune frère de la princesse, Franklin Singer, mourut à Paris le 10 août 1939. La princesse accompagna sa dépouille en Angleterre pour rejoindre la famille des Singer dans la crypte de Torquay, et elle décida de rester un peu plus longtemps pour rendre visite à des amis. Le 3 septembre, l’Angleterre et la France déclaraient la guerre à l’Allemagne. Le 17 septembre, la princesse écrivit à Nadia Boulanger et à Francis Poulenc que sa famille lui avait demandé de rester un peu en Angleterre. Elle s’installa dans le Devonshire, où elle avait passé ses plus jeunes années. Elle aida à organiser des concerts dont les bénéfices étaient versés à la Croix-Rouge. Au début du printemps 1940, Winnaretta quitta le Devonshire pour Londres. Malgré l’apparence de force indomptable qu’elle montrait en société et le fervent désir de retourner dans sa France bien-aimée qu’elle exprimait si souvent dans ses lettres, la princesse était incapable de se décider à franchir la Manche. Sa santé commença à décliner sérieusement en 1943, bien qu’elle continuât à participer autant que possible à la vie mondaine dans les cercles culturels. Elle organisa plusieurs dîners, parmi lesquels figuraient le ténor Peter Pears, l’éditeur Cyril Connolly – qui l’aida à enregistrer ses souvenirs – l’écrivain Stephen Spender – qui était curieux de l’entendre évoquer ses souvenirs personnels à propos de Proust – les compositeurs Benjamin Britten, Lennox Berkeley, Gerald Berners, et d’autres personnalités artistiques et politiques. La princesse mourut d’une crise cardiaque aux premières heures du 26 novembre 1943. Un service à sa mémoire fut célébré dans l’Église de l’Immaculée Conception à Londres, avec de la musique de Bach, Mozart et Fauré, chantée par Peter Pears accompagné à l’orgue par William McKie. Elle fut enterrée dans la crypte familiale des Singer à Torquay, aux côtés de son père et de son mari. Pour le premier anniversaire de sa mort, Le Figaro fit paraître un article à la mémoire de la princesse de Polignac, regrettant que, sa disparition étant survenue un an plus tôt, “les évènements et la sujétion qui pesaient sur toute expression libre en France ne permirent pas de parler comme il convenait de la princesse Edmond de Polignac et de lui rendre l’hommage qu’elle méritait”. impossible d’écrire la chronique du XXème siècle sans y insérer le salon de l’avenue Henri-Martin et ce palais du Grand Canal… La musique a inscrit à jamais son nom au-dessus de quelques œuvres classiques de notre temps”.

Les activités musicales de la princesse

Une nouvelle mécène

Enfant, Winnaretta Singer étudie le piano et plus tard, l’orgue et la peinture auprès de Félix Barrias. Elle connaît ses premiers émois musicaux à l’adolescence en assistant aux soirées musicales qu’organisent sa mère Isabelle Eugénie Boyer et son deuxième époux, Victor Reubsaet, duc de Camposelice, dans leur hôtel particulier avenue Kléber à Paris.

Comme la plupart des hôtels de ce style à l’époque, celui-ci contenait de nombreux salons de réception de grandes dimensions, certains meublés en style Louis XVI ou Empire, alors à la mode, d’autres à la Sarah Bernhardt. La pièce principale, la plus spacieuse – le « Grand Salon » de ma mère -, devint rapidement le centre de réunions musicales et artis­tiques, et je ne peux oublier que c’est là que j’ai ressenti pour la première fois ce qu’était la grande musique classique.

Dès mon plus jeune âge, je fus donc sans cesse bercée par les plus grandes œuvres de Beethoven, de Mozart ou de Schubert, notamment par les derniers quatuors de Beethoven, 10 à 17, qui étaient alors considérés comme tota­lement incompréhensibles. Le 14e quatuor m’impressionnait particulière­ment et je me souviens qu’à mon quatorzième anniversaire, bien que l’on m’ait proposé une petite montre de Boucheron ou un éventail peint par Chaplin, le célèbre portraitiste, je choisis comme cadeau ou « surprise d’anniversaire » une exécution de mon œuvre favorite de Beethoven : ce quatuor-là.

Winnaretta Singer

Adolescente, elle rencontre Gabriel Fauré lors de vacances familiales en Normandie. C’est le début d’une grande amitié entre le compositeur et la jeune femme qui l’admire.

Au cours des années 1880, la jeune Winnaretta fréquente les salons musicaux de la haute société comme celui de Madame de Poilly et celui de Madame Aubernon. Mais c’est au sein du salon de Marguerite de Saint-Marceaux et celui de Madeleine Lemaire qu’elle rencontre les personnalités les plus remarquables : André Messager, Claude Debussy, Maurice Ravel, Emmanuel Chabrier, Vincent d’Indy, Colette, Pierre Loüys, Ernest Chausson, John Singer Sargent, Claude Monet et Reynaldo Hahn.

Après l’acquisition de sa propriété en 1887, Winnaretta Singer épouse le prince Louis de Scey-Montbéliard en juillet 1887. Ce nouveau titre lui permet d’être mieux acceptée dans la haute société parisienne. En mai 1888, Winnaretta organise sa première soirée musicale dans son chalet/atelier, réunissant Gwendoline de Chabrier, Clair de lune de Fauré, ainsi que des œuvres de D’Indy et Chausson. Emmanuel Chabrier sera très reconnaissant envers la princesse pour son aide précieuse. En effet, son opéra Gwendoline a été refusé par l’Opéra de Paris en 1886 et n’avait encore jamais été joué dans la capitale.

MATHEY Paul (1844-1929), Winnaretta Singer, huile sur toile, 1886, hôtel de la Fondation Singer-Polignac

Au début des années 1890, la princesse de Scey-Montbéliard entame des travaux dans son atelier d’artiste afin de le transformer en véritable hall de musique capable de recevoir 200 personnes grâce aux balcons et coursives. Même si ses récentes activités d’hôtesse sont tournées vers la musique, c’est pourtant auprès d’un sculpteur qu’elle passe sa première commande. Afin de décorer son futur atelier, elle demande à l’artiste Jean Carriès de réaliser une porte monumentale. Malheureusement, ce projet ne verra jamais le jour.

Après un séjour à Venise en 1891 avec, entre autres, Gabriel Fauré, celui-ci lui compose un cycle de mélodies, les Cinq mélodies de Venise qui seront interprétées lors de l’inauguration de l’Atelier le 6 janvier 1892.

Les concerts de l’Atelier de la rue Cortambert (1892-1901)

Après l’annulation de son mariage avec le prince de Scey-Montbéliard prononcée en 1892, Winnaretta Singer épouse le prince Edmond de Polignac en décembre 1893. Amateur d’art et compositeur, son nouvel époux partage ses passions. Au fil des années, le désormais « salon des Polignac » gagne en notoriété et devient une véritable référence dans le tout Paris. Alliant souvent œuvres baroques et œuvres modernes, les programmes sont éclectiques. Il n’est pas rare que l’hôtesse de maison elle-même tienne les parties d’orgue ou de piano lors des concerts.

Ce salon refléte l’activité artistique florissante de son temps. Il est un des centres les plus importants de l’activité musicale parisienne. Une douzaine de fois par an, les artistes et les aristocrates s’y réunissent pour un somptueux dîner et un évènement musical exceptionnel. La princesse devient pour tous “Tante Winnie” et se fait un honneur de maintenir un niveau d’excellence que ses amis sont invités à partager, non pour leur rang social ou leur fortune, mais pour leurs talents ou, plus important, leur amour pour la musique. C’est ainsi que l’on croise aristocrates, riches industriels, membres du gouvernement français, mais aussi, bien sûr, des auteurs comme Proust, Colette, Cocteau, Paul Valéry. 

Le salon des Polignac se déplace également à Venise, dans le Palazzo Contarini que la princesse a acheté. Plusieurs pianos sont acquis et des concerts y sont organisés.

“C’est dire que les séances de musique du hall de musique de la rue Cortambert, toujours admirables point de vue musical, où l’on entendait tantôt des exécutions parfaites de musique ancienne telles « Dardanus », tantôt des interprétations originales et ferventes de toutes les dernières mélodies de Fauré, de la sonate de Fauré, des danses de Brahms, étaient aussi comme on dit dans le langage des chroniqueurs mondains “d’une suprême élégance”. Souvent données dans la journée, ces fêtes étincelaient des mille lueurs que les rayons du soleil, à travers le prisme des vitrages, allumaient dans l’atelier. […] Quelles heures charmantes ! Le soleil éclairait le plus beau tableau de Claude Monet que je sache : Un champ de tulipes près de Harlem.”

Le Salon de la princesse Edmond de Polignac, Horatio (Marcel Proust)
Le Figaro, 6 septembre 1903

Le salon de la princesse Edmond de Polignac après 1901

À la mort du prince en 1901, Winnaretta fait une pause dans ses activités musicales pendant de longs mois. Le nouvel hôtel qu’elle a fait construire entre 1903 et 1905 à l’emplacement du précédent lui offre de nouveaux salons de réception et particulièrement un salon de musique permettant d’accueillir un effectif de musiciens plus important lorsque son atelier devient trop étroit. Afin de commémorer la mémoire de son défunt mari, Winnaretta programme certaines de ses œuvres au cours de ses concerts.

La princesse aime aussi associer son nom à de jeunes compositeurs modernes en leur commandant des œuvres. C’est ainsi qu’Erik Satie compose Socrate en 1916, que Manuel de Falla, un jeune compositeur espagnol en pleine ascension, crée une œuvre originale Les Tréteaux de maître Pierre en 1923, que Germaine Tailleferre écrit son Concerto pour piano et orchestre en 1923 et que Darius Milhaud écrit son premier opéra de chambre Les Malheurs d’Orphée en 1924.

Elle est également un des grands soutiens français du jeune Igor Stravinsky. En plus de lui commander Renard en 1915, elle organise chez elle à plusieurs reprises des auditions privées de ses œuvres, dont l’avant-première des Noces le 10 juin 1923 dans le salon de musique de l’hôtel, soit trois jours avant la création parisienne au Théâtre de la Gaîté-Lyrique pour les Ballets russes. Les parties pour piano sont interprétées par Georges Auric, Edouard Flament, Hélène Léon et Marcelle Meyer. Pour la remercier, le compositeur lui dédie sa Sonate pour piano en 1924.

Programme dédicacé par toute l’équipe artistique lors de la première de « El Retablo de Maese Pedro » commandé à Manuel de Falla, donné le 25 juin 1923 dans le Salon de musique.

En 1924, elle commande un concerto pour piano à Jean Wiener. Le jeune et éclectique « imprésario-pianiste-chef-jazz-musicien” lui écrit un exubérant pastiche intitulé Concerto franco-américain, qu’il joue dans son salon en octobre. 

La claveciniste Wanda Landowska, les organistes Maurice Duruflé, Marcel Dupré, les pianistes Blanche Selva, Arthur Rubinstein, Horowitz, Clara Haskil, Dinu Lipatti, Alfred Cortot, Jacques Février, les Ballets russes, Nadia Boulanger, Igor Markevitch, Francis Poulenc, Igor Stravinsky, tout ce que Paris compte alors de compositeurs et d’interprètes prestigieux passe par le salon de Winnaretta. On n’en finirait pas non plus d’énumérer les chanteurs, à commencer par Marie-Blanche de Polignac bien sûr, Jane Bathori, Irène Kédroff, le ténor Hugues Cuénod et la basse Doda Conrad.

Cette amie, affectueusement aimée et toujours regrettée, était un maître en l’art de la générosité bien appliquée. Sa vie durant, elle n’a cessé de vivre dans l’atmosphère de la musique. “La musique, m’a-t-elle dit, m’a fait connaître des êtres jeunes et merveilleux”. Parmi mes souvenirs d’avant-guerre, il en est peu de plus vivaces que ces soirées de l’avenue Henri Martin (qui n’était pas encore l’avenue Georges-Mandel) et où, dans le grand salon peuplé des femmes les plus élégantes et des esprits les plus distingués de Paris, on découvrait chaque fois un nouveau chef-d’oeuvre dû à son initiative créatrice. Elle se rendait compte, avec un sens incomparable de la musique, de ce que l’on pouvait attendre de tel ou tel compositeur.

Gaston Palewski ( 1901-1984)
La Nouvelle Revue des Deux Mondes, 1982

Les conditions de la princesse

Lorsque la princesse commande une pièce à un compositeur, elle en établit les conditions suivantes :

  • la première audition de la pièce doit être donnée dans son salon,
  • elle doit être la dédicataire,
  • elle doit recevoir le manuscrit signé de la main du compositeur,
  • le compositeur doit fournir une version pour piano ou pour piano et voix afin que d’autres auditions informelles de la pièce puissent se tenir dans son salon,
  • le choix des chanteurs et des instrumentistes incombe au compositeur pour la première,
  • la princesse rémunère les artistes lors de la première,
  • le compositeur reçoit une partie de l’argent de la commande en avance et la totalité après réception du manuscrit signé,
  • le compositeur est libre de faire éditer sa pièce mais, au cours des six mois qui suivent la première dans son salon, elle ne peut pas être jouée ailleurs sans l’accord de la princesse.

Nadia Boulanger

Au début des années 30, la princesse commande deux pièces à Igor Markevitch (Partita en 1930 et Hymnes en 1934) alors élève de Nadia Boulanger. Les deux femmes s’étaient déjà rencontrées auparavant puisque Nadia avait déjà joué sur l’orgue de Winnaretta dans son atelier lors du concert du 11 novembre 1917. Mais leur amitié s’est réellement développée à partir de 1932 lorsque la princesse commence à assister de façon assidue aux cours du mercredi de la rue Ballu. La correspondance entre les deux musiciennes s’intensifie et Nadia Boulanger finit par donner des leçons privées d’orgue à Winnaretta. Elles assistent ensemble à des concerts et des dîners. La princesse sollicite également l’avis de Nadia sur certains sujets attraits à ses activités de mécène musicale puis, elle lui demande de diriger un des concerts qu’elle programme dans son salon le 30 juin 1933. Des cantates de Bach et le Concerto en mineur de Vivaldi, arrangé pour orgue et orchestre à cordes par Nadia, sont interprétés entre autres par Maria Modrakowska et Marie-Blanche de Polignac au chant et Winnaretta Singer à l’orgue.

Cette relation de confiance qui s’instaure rapidement entre la princesse et la musicienne contribue au développement de la carrière de Nadia Boulanger et lui permet de créer son propre ensemble vocal et instrumental. De nombreux concerts sont organisés chez la princesse, permettant à ce nouvel ensemble de se produire devant un public restreint avant de se présenter sur les grandes scènes parisiennes. Le succès est tel, qu’une tournée londonienne est prévue en novembre 1936 dont la princesse couvre une partie des frais. C’est aussi au contact des Polignac que Nadia fera la connaissance de Pierre de Monaco et sera ensuite nommée maître de chapelle de la principauté.

A la même période, Nadia Boulanger présente un autre de ses élèves à la princesse : le jeune pianiste Jean Françaix qui compose la Sérénade pour douze instruments en 1934 et Le Diable boiteux en 1937 à la demande de la mécène. Winnaretta Singer confie à Nadia la direction artistique de tous les concerts donnés dans son hôtel. 

Les dernières activités musicales de la princesse 

Winnaretta Singer commande deux œuvres à Francis Poulenc : un Concerto pour deux pianos et orchestre en 1932 et un Concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales en 1938. 

Elle fait partie du comité fondateur de La Sérénade, une société de concerts créée en 1931 à l’initiative de la violoniste marquise Yvonne Giraud de Casa Fuerte, qui organise le premier grand concert parisien public de Nadia Boulanger et son ensemble à la Salle Gaveau en 1934.

Le 21 mars 1933, un concert est organisé à la Salle Pleyel à Paris (voir programme), sous les auspices de la Société Philharmonique et de l’École Normale de Musique, en hommage à la princesse Edmond de Polignac avec un programme intégralement composé d’œuvres dont elle est la commanditaire ou la dédicataire. Darius Milhaud, Francis Poulenc, Jacques Février, Igor Markevitch et Maurice Ravel sont présents sur scène et interprètent ou dirigent leurs œuvres.

À quelque heure que vous pénétriez dans l’hôtel de l’avenue Henri Martin, — s’il s’agissait de Rome, nous dirions palais — instrumentistes et choristes répètent cantate ou concerto, un compositeur mène le train, tandis que seule dans un fauteuil, la princesse écoute et surveille. Rien ne saurait lui échapper dans le petit ou le grand. Elle ne dit mot. Elle n’interrompt point. Mais, tout à la fin, elle récapitule. Le sourire erre sur les dents serrées. Les yeux expriment le chagrin qu’elle ressent à formuler quelque observation, ils marquent des restrictions sur ce qu’elle dit, mais qu’elle dit quand même, en paraissant le dire à regret, et en ajoutant « Il me semble que » ou: —« Moi, voilà ce que je ferais, à votre place. »

Albert Flament (1877-1956)
La Revue de Paris, 1er avril 1937

Au cours des années 1930, plus d’une trentaine de concerts sont organisés par la princesse, se déroulant soit dans son atelier, dans son salon de musique ou bien dans ses résidences secondaires comme le Palazzo Contarini-Polignac à Venise ou sa maison à Jouy-en-Josas.

Le dernier concert qu’elle accueille au sein de son hôtel particulier parisien se déroule le 3 juillet 1939 au cours duquel la pianiste Clara Haskil, sa dernière protégée, est une des interprètes. Plus tard cette année-là, un des frères de la princesse meurt à Londres. Elle s’y rend pour les funérailles et en profite pour rendre visite à quelques amis. Le début de la Seconde Guerre mondiale contraint Winnaretta à prolonger son séjour anglais. Elle ne reviendra plus jamais en France. Depuis Londres, elle écrit à ses proches restés en France. Elle se lance également dans l’organisation d’œuvres de bienfaisance pour récolter des fonds afin d’aider la Croix Rouge.


Sources

  • Brooks Jeanice, “Nadia Boulanger and the Salon of the Princesse de Polignac” in Journal of the American Musicological Society, 1993, 46 (3), p. 415–468
  • Flament Albert, “Tableaux de Paris” in La Revue de Paris, 1er avril 1937, p.704-708
  • Kahan Sylvia, Winnaretta Singer-Polignac, princesse, mécène et musicienne, Les Presses du Réel, 2018
  • Lazzaro, Federico, « 1932. La Société Triton et l’“École de Paris” », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1932, mis en ligne le 12 mars 2020. 
  • Palewski Gaston, “Propos” in La Nouvelle Revue des Deux mondes, mai 1962, p380
  • Proust Marcel, “Le Salon de la princesse Edmond de Polignac” in Le Figaro, 6 septembre 1903
  • Singer Winnaretta, Souvenirs, Fondation Singer-Polignac, 2000 (traduction de l’article « Memoirs of the late Princesse Edmond de Polignac » paru dans Horizon, vol.XII n°68, août 1945, p.110-141)
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