Lettre de Gabriel Fauré à la Princesse de Polignac n°30

Publié dans Lettre

(juillet 1891 ? non daté)

Chère Princesse,

J'ai été à Paris ce matin pour y chercher et vous envoyer la mélodie, mais cette fois encore mon copiste est en retard. Je ne sais si c'est lui, ou sa femme, ou son chien qui s'est cassé la patte, toujours est-il qu'il a argué d'un accident pour excuser son inexactitude !!

Ce sera, je l'espère, pour demain. Comme consolation j'ai le plaisir d'envoyer le livre à Bouchor dont j'ai eu quelque peine à trouver l'adresse. L'heureux poète se cache dans la villa Monplaisir, à Pornichet, (Loire-Inférieure) au bout du vaste, vaste océan ! Là où l'ouragan et la pluie même deviennent une manière de jouissance !

Ici les mêmes phénomènes naturels ne sont qu'ennuyeux, précipitant sur les passants des objets dont la véritable carrière est de rester sur les toits, tels que tuiles et ardoises ! Dire que M. Le Comte de V. ou Mme de Saint-Ph...(qui rime avec Parsifal !) ou simplement Clairin1 pourrait recevoir une cheminée sur le crâne et qu'aucun d'eux, sans doute, ne recevra rien du tout !

Me voici loin du divin Boudha et de la mansuétude ! Et pour y revenir il faut que je vous confesse quelques minutes de faiblesse ; comme un retour vers mes fâcheuses tendances passées que l'on disait être excès de défiance de soi-même ! vraiment n'avez-vous pas pour moi de trop ambitieuses visées et avez-vous bien mesuré la hauteur et la grandeur d'un tel sujet ? J'en ai été d'abord troublé, mais tant pis, je me rassure et suis tout prêt à me mesurer corps à corps avec le sublime !! Ce n'est plus seulement de l'ambition, c'est la plus folle des présomptions ! La fable de Phaëton même me paraît une pitié ! car je pense qu'avant d'être précipité des sommets de l'azur, il a dû, en somme, passer un très délicieux moment !

Et puis, qui ne risque rien n'a rien et , enfin, il faut que l'histoire des Médicis serve à quelque chose !! ne fût-ce qu'à m'entraîner à bavarder avec vous plus que vous ne le voudriez ? Vous devez cependant avoir quelques loisirs et je voudrais un instant vous distraire de vos préoccupations.

J'espère que tout va bien, que je recevrai bientôt de bonnes nouvelles de vous et je vous prie, chère Princesse, de croire toujours à ma profonde et bien affectueuse reconnaissance                                                           Gabriel Fauré

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