Jeux d'anches - 15 mai 2007

Publié dans Saison 2006-2007

De Dvorak à Hersant, l'accordéon de concert


Je suis particulièrement heureux, ce soir, de vous parler d'accordéon... quand bien même la présence de cet instrument a quelque chose d'inattendu dans le salon de la princesse de Polignac. Car à l'évidence, on le voit plus souvent comme l'instrument de la rue et du bal populaire.

Il me faut d'ailleurs préciser que si, moi même, j'aime l'accordéon, c'est parce que j'ai appris à l'aimer. Ce qui n'était pas forcément gagné d'avance. Lorsque j'étais enfant, le "piano à bretelle" n'avait pas une image très séduisante. On le voyait chaque dimanche après midi, dans les programmes de l'ORTF, joué par des accordéonistes en costumes cravate qui reprenaient toujours les mêmes scies - de Perles de Cristal à Je cherche après Titine - avec ce son insinuant que les professionnels appellent "registre vibration". Tout cela avait quelque chose d'un peu déprimant (de "ringard", dirait-on aujourd'hui) qui donnait plutôt envie de se tourner vers la musique classique, le jazz ou le rock.

Pour comprendre la poésie de l'accordéon, il a fallu que j'entre un jour, presque par hasard, au Balajo, rue de Lappe, dans le quartier de la Bastille; que je découvre ce décor intact depuis l'inauguration du dancing en 1936, avec son petit orchestre, ses décors parisiens, et ces couples qui dansaient la Toupie, serrés l'un contre l'autre - c'étaient probablement les derniers, il y a vingt ans déjà. Il a fallu que j'entende ces valses enlevées, aux mélodies élégantes pour découvrir une vraie culture populaire urbaine, inventée dans les quartiers de Paname, quelques générations auparavant.

Et puis, j'ai eu la chance de rencontrer l'un des meilleurs accordéonistes parisiens : Daniel Colin qui m'a expliqué les différents styles de l'accordéon et ses mélanges particuliers, quand l'influence du bal auvergnant se mêle à celle des immigrés italiens et des guitaristes tziganes. Il m'a appris à ne pas confondre l'accordéoniste un peu vulgaire de la télévision et les grands maîtres de de la valse swing, tels Gus Viseur ou Tony Muréna. Il m'a aidé à pénétrer dans ce monde où le genre voyou se mêlait encore à la vraie virtuosité chez un Jo Privat - qui, lui même, ironisait volontiers, sur les accordéonistes officiels et leur fameux "registre vibration" (à la sonorité vulgaire et aguichante) qu'il avait rebaptisée "registre du commerce". Les grands accordéonistes préféraient un son pur et sans effet.

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Aujourd'hui, l'accordéon a retrouvé quelques lettres de noblesse, grâce aux passionnés qui se sont acharnés à rééditer les meilleurs disques et à écrire l'histoire de cet instrument. Leurs travaux m'ont aidé à comprendre qu'il n'y a pas un monde de l'accordéon, maiss plusieurs mondes, très divers : ainsi à côté du musette à la parisienne, je pourrais citer l'accordéon cajun, le bandonéon argentin qui est un monde à lui seul, l'accordéon-piano des roumains ou des russes, et j'en passe

Il existe aussi une présence de l'accordéon dans le répertoire classique, sous des formes variées. Cet instrument d'origine plutôt campagnarde allait connaître d'abord une certaine vogue dans les salons de musique, autour de 1840, quand les femmes du monde l'utilisaient pour jouer des valses ou des mazurkas. Un peu plus tard, à la fin du XIXe siècle certains compositeurs se montreront sensibles à la couleur spécifique de l'accordéon, tel Anton Dvorak, amoureux de la musique populaire d'Europe centrale. On en retrouve les accents dans certaines pièces pour piano qui passent aisément d'un instrument à l'autre, comme cette Valse, cette Humoresque, et cette Silhouette n°4, que vous entendrez ce soir. Mieux encore, Dvorak compose ses magnifiques Bagatelles opus 47, pour laquelle il dit rêver de la couleur du "Bayan", l'accordéon de son pays. En fait, la pièce sera créée avec violon, violoncelle et harmonium - un proche cousin de l'accordéon. Le répertoire des deux instruments se recoupe facilement, car leur principe est similaire, comme en témoignent également les Etudes en forme de canon de Robert Schumann.

Mais c'est surtout au XXe siècle que l'accordéon va prendre une place nouvelle et importante aux yeux d'un certain nombre de compositeurs d'avant-garde. C'est le cas en Allemagne avec Paul Hindemith, en Union soviétique où l'accordéon devient - pour la première fois - un instrument institutionnel, enseigné dans les conservatoires. C'est le cas en France avec les musiciens du groupe des Six et leurs amis, tel Henri Sauguet dont nous entendrons un Choral varié pour accordéon, tel Jean Wiener dont nous découvrirons une pièce intitulée Jeunesse - mais qui est également l'auteur d'un concerto pour accordéon et orchestre, tout comme notre ami regretté Jean Françaix.

La présence de cet instrument s'est renforcée encore dans la musique contemporaine, en partie sous l'influence de l'école russe, mais aussi parce que l'accordéon permet l'exploration de quantité de timbres rares dont les compositeurs d'aujourd'hui sont friands. On en trouvera une illustration dans les Jeux d'anches du finlandais Magnus Lindberg. Et c'est encore à l'accordéon qu'a fait appel Philippe Hersant, l'un des grands compositeurs français d'aujourd'hui (habitué de notre fondation) pour certains passages de son opéra Le moine noir, récemment créé en Allemagne. Il a repris certains motifs de cet opéra dans une oeuvre de musique de chambre dédiée à Frédéric Guerrouet : les Apparitions pour accordéon, violon et violoncelle qu'on entendra ce soir pour la première fois à Paris.

Enfin, il existe un tout autre aspect de l'accordéon qui relie la tradition populaire au style classique : c'est cet art de la transcription, cette reprise des chefs d'oeuvres du répertoire pianistique adaptées au clavier de l'accordéon, ce goût de la virtuosité qui s'exprime aussi bien dans les préludes de Bach, les valses de Chopin ou les Tableaux d'une exposition de Moussorgski. Cette pratique brillante se déploie régulièrement dans de nombreux concours, compétitions, championnats d'accordéon - aux intitulés presque sportifs. C'est l'un des domaines où s'exprime le mieux l'amour et la culture d'un instrument, qu'on pourra apprécier, tout à l'heure, dans les Trois mouvements perpétuels de Francis Poulenc, transcrits par Frédéric Guerrouet.

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Cet interprète à qui je vais maintenant laisser la place est d'autant plus passionnant qu'il relie, personnellement, les deux cultures de l'accordéon. Il connait le musette, le swing, le jazz - auquel le relient certaines attaches familiales ; mais il a été formé à l'école classique et contemporaine, qu'il nous invite découvrir ce soir - en compagnie de quelques autres musiciens, issus du quatuor Gaudi. Il jouera sur un accordéon chromatique italien, comme il se doit, puisque les meilleurs accordéons viennent toujours d'Italie. Rappelons à ce propos que parmi les meilleurs accordéonistes francais figurent les noms transalpins de Muréna, Colombo, Azzola, Baselli... Par cet aspect, encore, l'accordéon n'est en rien l'instrument d'un folklore national étriqué, mais plutôt un trait d'union entre les styles musicaux et les cultures.


 

Benoît Duteurtre

 


Programme

Oeuvres
Robert SCHUMANN Etudes en forme de canon op 56, pour accordéon
Jean WIENER Jeunesse pour accordéon
Henri SAUGUET Choral varié pour accordéon
Magnus LINDBERG Jeux d'anches pour accordéon
Francis POULENC Trois mouvements perpétuels et presto pour accordéon
Philippe HERSANT Apparitions pour accordéon, violon et violoncelle (création)
Antonin DVORAK Valse, humoresque, silhouette n°4 pour accordéon
Antonin DVORAK Bagatelles pour deux violons, accordéon et violoncelle op 47
Interprètes
Frédéric GUÉROUET Accordéon
Baptiste LOPEZ Violon
Prisca TALON Violon
Fabrice BIHAN Violoncelle