Jean Rondeau

Publié dans Saison 2015-2016

Prologue

C'est une vraie joie pour nous d'accueillir aujourd'hui Jean Rondeau, le plus brillant claveciniste de la jeune génération qui mène une carrière si singulière, entre musique classique et jazz, entre clavecin et piano – et qui recrée tout ce qu'il joue avec ce mélange de rigueur, de liberté, de fantaisie, et de poésie qui est l’apanage des grands interprètes.

J'aimerais toutefois, pour commencer, rappeler la place particulière du clavecin dans cette maison où la princesse de Polignac a toujours mené de front l'exploration de la musique moderne et la redécouverte de la musique ancienne – une curiosité qu'elle partageait avec ses amis Vincent d'Indy, André Messager, Nadia Boulanger, et d'autres encore avec lesquels elle se réunissait pour redécouvrir les partitions oubliées de Roland de Lassus, Monteverdi ou Jean Philippe Rameau.

Le clavecin allait symboliser cette double passion pour l'ancien et pour le moderne, à travers la personnalité de Wanda Landowska, claveciniste de génie qui souhaitait faire connaître le répertoire oublié de cet instrument, mais aussi susciter des œuvres modernes écrites spécialement pour elle. C'est ainsi que fut créé, dans ce salon de musique, en 1923, Les Tréteaux de maître Pierre, de Manuel de Falla, commande de la princesse qui comporte une importante partie de clavecin, tenu à l'époque par Wanda Landowska. Et c'est à la suite de ce concert que Landowska devait rencontrer Francis Poulenc, qui allait composer pour elle son Concerto champêtre pour clavecin et orchestre.

On peut d'ailleurs aller plus loin et souligner que ce goût des compositeurs modernes pour le clavecin n'est pas un simple hasard lié à la volonté d'une interprète. Milan Kundera, dans son livre Les Testaments trahis, insiste sur le fait que la musique moderne est, pour une part, est un retour en arrière, dans le temps, qui s'appuie sur la redécouverte de tout ce qui précédait le grand répertoire classique et romantique. C'est pourquoi les anciens clavecinistes allaient devenir l'un des modèles des compositeurs modernes, comme Debussy dans son Hommage à Rameau ou Ravel dans son Tombeau de Couperin.

Cette référence prenait, en outre, un sens particulier dans le contexte de l'époque, marqué par le conflit franco allemand, et qui faisaient de Rameau une espèce de symbole de l'esprit français, célébré aussi bien par Saint-Saëns qui le considérait comme le plus grand compositeur français, que par Debussy qui lançait son fameux « Vive Rameau, à bas Glück ». Mais c'est plus récemment, avec le développement du grand mouvement d’interprétation baroque, qu'on a vraiment pris la mesure de toute l'importance et de toute la richesse de son œuvre.

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La musique de clavecin de Rameau, qui figure ce soir au cœur de notre programme, ne s'est pas imposée, toutefois, aussi facilement que celle de Couperin. Chez Couperin, en effet, le clavecin constitue à l'évidence le cœur et le sommet de son œuvre. Rameau, au contraire, pendant les trente dernières années de sa vie s'est consacrée presque exclusivement à l’opéra qui a établi sa gloire, reléguant sa musique de clavecin au rang d’œuvre de jeunesse. Le clavecin, pourtant, est toujours resté son instrument de prédilection , comme le résumait son contemporain Alexis Piron : « Toute son âme, tout son esprit étaient dans son clavecin ; lorsqu'il l'avait refermé, il n'y avait plus personne au logis. »

Rameau, d'autre part, a longtemps traîné une réputation de théoricien, composant une musique abstraite et sans âme, comme le formulait encore récemment Gustav Leonhardt : « sa musique est superbe dans sa forme et son apparence. Mais lorsqu'on gratte, il y a du vide derrière. Je dois vous avouer, sans vouloir faire injure à la France, que je pense la même chose de Voltaire. »

Ce n'est pas si mal d'être comparé à Voltaire, mais voilà Rameau réduit une fois de plus à l'image d'une incarnation du classicisme français, dans ce qu'il a de plus formaliste – sans même parler du portrait que dresse Diderot dans Le Neveu de Rameau, où il dit « C'est un homme dur ; c'est un brutal ; il est sans humanité ; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux, mauvais oncle. »

Les interprètes, fort heureusement, nous ont appris depuis plusieurs décennies, à redécouvrir le vrai génie de Rameau, son sens théâtral, son inspiration ardente, son invention extraordinaire, et les deux suites que nous allons entendre ce soir en donnent le meilleur résumé possible, puisqu'elles constituent le sommet de l’œuvre pour clavier de Rameau, et l'un des sommets de toute la musique du XVIIIe siècle.

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La Suite en la et la Suite en sol forment ensemble le troisième livre de pièces pour clavecin, publié en 1729, quelques années avant que Rameau, ne se tourne vers l'opéra : seize pièces au total, dont Jean Rondeau nous propose une large sélection.

Contrairement aux suites de Bach, ce ne sont pas simplement des suites de danses ou de musique pure, mais une succession assez libre de pièces illustratives et de pièces plus abstraites, toutes dans le même ton, mais en alternant le majeur et le mineur.

Ainsi, dans la la Suite en la, les mouvement de danse que nous allons entendre rappellent l'esprit les partitas de Bach, avec une allemande, une courante, une sarabande, tandis que les pages de la Suite en sol se rapprochent davantage des recueils de pièces de Couperin par leurs titres imagés : La Poule, Les Sauvages, L’égyptienne.

J'attire en particulier votre attention, dans la Suite en la, sur cette allemande extraordinaire ; mais aussi sur cette Sarabande reprise par Rameau dans son opéra Zoroastre ; sur les jeux de croisements des mains, pianistiques avant l'heure, dans Les trois mains ; et encore sur ce grand mouvement final à variations : gavotte avec doubles, dont la progression irrésistible rappelle certaines pages de Haendel.

Dans la Suite en sol, vous retrouverez d'abord La Poule, une des pièces les plus célèbres de Rameau, qui a fait son chemin toute seule avec son écriture volontairement descriptive – au point que Rameau a écrit sous les premières notes « Cococodai » ; mais aussi Les Triolets, une merveille pièce tendre, entièrement dans le registre aigu ; Les Sauvages transcription d'une danse écrite par rameau dans sa jeunesse pour la Foire Saint-Germain, L'Enharmonique terme qui renvoie aux recherches théoriques sur les tonalités, et pour finir L'Egyptienne – qui dans l'esprit de évoquait d'ailleurs plutôt une gitane.

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Vous l'avez sans-doute également remarqué : ce programme qui a pour cœur les deux grandes suites de Rameau s'ouvrira et se refermera avec quelques pages de son contemporain presque exact, Jean-Sébastien Bach.

Je rappelle à ce propos qu'on a souvent rapproché Bach et Rameau, comme les deux compositeurs qui auraient théorisé et fixé tout le jeu des tonalités dans la musique tonale tempérée. A une différence près : car Rameau a vraiment fait œuvre de théoricien, surtout dans sa jeunesse, en pleine époque des lumières avec des textes tels que Traité de l'Harmonie ou Nouveau système de musique théorique. Bach, lui, n'a pratiqué la théorie qu'à travers la composition, notamment dans des œuvres comme Le Clavier bien tempéré ou L'Art de la fugue, qui sont des catalogues de toutes les possibilités de la musique, plus que des essais sur la musique.

Ajoutons à cela que Bach a fait son retour bien plus tôt que Rameau, dès l'époque romantique, grâce aux efforts de Mendelssohn et de quelques autres ; et que le côté très pur de son contrepoint a permis à sa musique de s'adapter à toutes les formations instrumentales possibles, même celles de l'orchestre symphonique ou du piano de concert – tandis que Rameau avait peut-être davantage besoin de la redécouvert de certaines traditions d'interprétation.

Il faut toutefois nuancer cette opposition, car les suites de Rameau, comme je le disais tout à l'heure, sont d'une richesse musicale qui invite les pianistes à s'en emparer aussi bien que celles de Bach. Inversement, une partie de la musique de Bach, si universelle qu'elle soit, reste très ancrée dans les possibilités et les couleurs du clavecin : notamment ces pièces de fantaisie par lesquelles Jean Rondeau ouvrir son récital, avec le beau Prélude BWV 997, mais surtout les chromatismes, les accords brisés et les effets de virtuosité de la Fantaisie en ut mineur BWV 906.

Quant à la Chaconne qui refermera ce programme, il s'agit du célèbre mouvement final de la deuxième Partita pour violon, arrangée pour pour la main gauche par Brahms – qui fut sans doute parmi les romantiques un des plus passionnés de musique ancienne et baroque – pas seulement celle de Bach, car il était aussi un passionné de Couperin. Mais Bach plus que tous les autres, comme en témoigne cette lettre à Clara Schumann où il écrit à propos de de la Chaconne : « Sur une portée, pour un petit instrument, cet homme a écrit tout un monde des pensées les plus profondes et des sentiments les plus forts. Si je pouvais imaginer que je puis créer, ou simplement concevoir une telle pièce, je suis assez certain que l'excès d'excitation et de bouleversement me conduiraient à la folie. »

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Avant cette conclusion, vous aurez entendu une pièce de Giörgy Ligeti, qui fut sans doute la figure majeure de l'avant-garde musicale européenne de la fin du XXe siècle. Il avait un côté savant fou, une passion des mouvements répétitifs qui se dérèglent, comme vous le verrez dans cette Passacaille hongroise composée en 1978 – une œuvre qui souligne, d'une autre façon ; ce que je vous disait en préambule : comment le clavecin, après une longue éclipse, est redevenu un instrument cher aux compositeurs contemporains, et comment l'avant-garde aime se référer à la musique ancienne, ici notamment à travers l'emploi de cette forme de « passacaille » qui semble jeter un pont entre les époques.

Benoît Duteurtre


Programme

Johann-Sebastian Bach (1685-1750)

Prélude (Fantaisie) en do mineur, BWV 997

Fantaisie et fugue en do mineur, BWV 906

Jean-Philippe Rameau (1683-1764)

Suite en la

  • Allemande
  • Courante
  • Sarabande
  • Les Trois Mains
  • Gavotte avec Doubles

Suite en sol

  • La Poule
  • Les Triolets
  • Les Sauvages
  • L’Enharmonique
  • L’Egyptienne

György Ligeti (1923-2006)

Passacaglia Ungherese

Johann-Sebastian Bach / Johannes Brahms (1833-1897)

Chaconne en ré mineur (extraite de la Partita pour violon n°4)

Interprète
  • Jean Rondeau clavecin

Biographie

Picture Rondeau 2x600A 21 ans seulement, Jean Rondeau se voit décerner le 1er Prix du Concours international de clavecin de Bruges en 2012 ainsi que le Prix « EUBO Development Trust », attribué au plus jeune et prometteur musicien de l’Union Européenne. La même année, il est également lauréat du Concours international de clavecin du Printemps de Prague (64ème Festival, 2012) dont il obtient le 2ème Prix ainsi que le Prix de la meilleure interprétation de la pièce contemporaine écrite pour ce concours. En 2013, il obtient aussi le Prix Jeune Soliste des Radios Francophones Publiques. Il sort son premier disque en solo Imagine consacré à Jean-Sébastien Bach chez Erato (Warner Classics) début 2015 et est « Révélation Soliste Instrumental » aux Victoires de la musique la même année.

D’abord élève en clavecin de Blandine Verlet pendant plus de dix ans, Jean Rondeau s’est formé en basse-continue, en orgue, en piano, en jazz et improvisation, en écriture, et en direction de chœur et d’orchestre. Ce sont de longues pages de bonheur de ses années d’apprentissage qu’il a parcourues au Conservatoire de Paris ainsi qu’à la Guildhall School de Londres. Il y obtient ses prix de clavecin et basse continue avec mention Très Bien et félicitations du Jury.
En solo, musique de chambre ou orchestre, Jean Rondeau a eu la chance de se produire fréquemment dans toute l’Europe, ses plus grandes capitales et ses grands festivals, ainsi qu’en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada).
Il se produit également plus spécifiquement avec Note Forget (vainqueur des Trophées du Sunside 2012), groupe dont il est membre fondateur où sont jouées ses compositions, dans un univers plus orienté vers le jazz, ainsi que Nevermind (prix du Festival de musique ancienne d’Utrecht), groupe dont il est membre fondateur et dans lequel le répertoire s’oriente principalement vers la musique de chambre baroque du 18ème siècle.
Artiste passionné et curieux, Jean Rondeau partage ainsi son temps entre baroque, classique et jazz, qu’il aime assaisonner de philosophie et de pédagogie, pour toujours explorer davantage les rapports entre toutes les cultures musicales. Et pour faire vivre les mots d’ordre de ses grands maîtres, valeurs fondatrices que sont l’écoute et le silence.

Jean Rondeau est artiste associé à la Fondation Singer-Polignac depuis janvier 2016.


Vidéo

Interview de Jean Rondeau au sujet de la sortie de son nouveau disque Vertigo