A double coeur

Publié dans Saison 2012-2013

Avant-propos

Schubert, Bartók, Mendelssohn

Le concert de ce soir pourrait se résumer d'une formule assez simple qui ne vous aura pas échappé en découvrant le carton  : 4+4 = 8... Puisqu'en effet ce sont deux quatuors à cordes que nous entendrons, d'abord séparément, avant qu'ils ne s'additionnent dans le trop rare octuor de Mendelssohn.

Lors d'un récent concert, organisée avec les luthiers, j'avais évoqué ici même les différentes formations pour cordes seules : à commencer bien sûr par le roi incontesté, le quatuor à cordes, qui représente à lui seul un véritable continent. Mais nous avions également célébré le duo, plus dépouillé, qui comporte ses petits chefs d’œuvres comme les duos pour violon et alto de Mozart. Nous avions évoqué le trio et le quintette à cordes, moins abondants que le quatuor, mais abordés quand même par de nombreux et grands compositeurs ; et nous avions conclu par le sextuor avec ses trois paires d'instruments, illustré ce soir là par les Souvenirs de Florence de Tchaïkowski.

De fait, la musique de chambre s'arrête pratiquement à cet effectif, car on ne compte guère d'exemples de septuor à cordes, et très peu d'octuors à cordes, à l’exception notable de ce magnifique octuor de Mendelssohn avec lequel nous terminerons la soirée. Je précise toutefois que plusieurs compositeurs du XXe siècle allaient reprendre la même formule, en particulier le franco-roumain George Enesco avec son octuor de 1900 – mais aussi, dans un genre plus curieux, Darius Mihaud et son octuor, qui offre cette étrange particularité d'être la superposition de ses 14e et 15e quatuors : on peut donc les jouer séparément, en quatuor, ou simultanément pour les transformer en octuor – un parti-pris rendu possible par la technique musicale chère à Milhaud : la « polytonalité » dont le principe est de superposer des voix dans des tonalités différentes et parfois très éloignées.

Mais ceci est un autre sujet ; et je voudrais, pour commencder, dire un mot des deux chefs d’œuvres pour quatuor qui ouvriront ce concert.

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Un chef d’œuvre inachevé, d'abord, à l'aube du romantisme : ce Quartettsatz, autrement, dit fragment de quatuor à cordes, signé par Schubert en 1820 et qui compte parmi les plus belles pages du compositeur. Il s'agit en fait du premier mouvement d'un quatuor, qui fut suivi par l'ébauche d'un second mouvement avant d'être complètement abandonné. On n'en connaît pas bien les raisons, mais, d'une façon plus générale, 1820 fut une année plutôt sombre et difficile dans la vie du jeune Schubert, au cours de laquelle il devait laisser d'autres partitions inachevées, rompant avec la facilité habituelle de son génie. On peut d'ailleurs sentir dans cette musique une forme de tension, d'angoisse ; mais aussi une invention, une énergie, une force expressive qui en ont fait une des pages les plus prisées de Schubert, comme un étrange îlot au milieu de ses 15 quatuors.

Nous changerons ensuite complètement de monde avec Bela Bartók, dont les six quatuors à cordes sont un des monuments de la musique moderne. Dans l'épopée du quatuor, ils apparaissent, en fait, comme le dernier ensemble magistral, d'une grande portée historique à côté des quatuors de Chostakovitch ; et ils semblent offrir, en plein XXe siècle, un écho aux grandes séries du XIXe siècle ; notamment aux quatuors de Beethoven.

Chacun des quatuors de Bartok nous raconte ainsi une étape de la formation de son langage et des explorations de la musique moderne. De ce point de vue, le 4e quatuor qu'on va entendre ce soir, et qui date de 1928, est sans doute l'un des plus « avant-gardistes » de la série, si l'on entend par ce mot celui qui se rapproche le plus d'une forme d'atonalisme, rejoignant les préoccupations de Schönberg et des compositeurs viennois. Il convient toutefois de nuancer ce point de vue en rappelant que Bartók se méfiait du mot moderne, allant jusqu'à écrire que sa musique n'était « pas du tout moderne » et qu'elle demeurait, en tout cas, profondément ancrée dans l'histoire et dans la tradition. Ainsi peut-on retrouver, derrière cette harmonie presque atonale, une forme de structuration mélodique et rythmique extrêmement riche et parlante, pour peu qu'on sache y prêter l'oreille.

Ce Quatuor n° 4 fut créé en mars 1929 à Budapest, puis repris quelques mois plus tard à Berlin par le célèbre quatuor Pro Arte. Il adopte une forme « en arche » chère à Bela Bartok ; autrement dit une forme symétrique en cinq mouvements dans laquelle les deux mouvements extrêmes sont des allegros, encadrant deux scherzos et au centre un vaste mouvement lent.

Vous noterez, en particulier, une certaine âpreté du mouvement initial, riche en dissonances, mais aussi en moments de sauvagerie rythmique. Vous goûterez aussi, je pense, la couleur mystérieuse du second mouvement, un scherzo entièrement écrit avec sourdines.

Le mouvement lent, clé de voûte de l'ensemble, semble assurer le lent glissement du chromatisme vers le diatonisme, ou pour parler plus schématiquement, une forme de redécouverte de la tonalité, qui semble souvent hanter Bartók, à l'intérieur même de ses œuvres. Le second scherzo, symétrique du premier par son parti pris de recherches de timbres ; est entièrement écrit en pizzicatos ; puis le finale semble vouloir conclure en se évoquant par instants couleur de musique populaire, qui sert souvent de conclusion aux compositions de Bartók.

On peut admirer, en tout cas, la subtilité de la construction, des échos, des rappels. En écoutant cette œuvre sombre, tendue, comme souvent la musique de Bartok on songe que, d'un certain point de vue, la recherche formelle est transcendée par la force expressive ; mais aussi, inversement, que l'angoisse est transcendée par le sens de la forme – un des points qui autorisent à rapprocher la figure de Bartók de celle de Beethoven.

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En 1825, la famille Mendelssohn emménage dans une somptueuse demeure qui va devenir un haut lieux de la vie artistique berlinoise. L'harmonie de cette famille, les talents éblouissants du jeune Félix, âgé de seize ans donnent à cette période quelque chose de magique : le compositeur en herbe semble aussi doué en équitation, en langues anciennes, en peinture, en mathématiques. Il découvre avec passion Shakespeare, entreprend de composer un opéra Et c'est avec cette même facilité géniale qu'il va composer cette œuvre miraculeuse qui semble résumer par avance le génie mendelssohnien : l'octuor à cordes.

L'œuvre sera certainement jouée dans la foulée, entre amis ; mais la première exécution publique sera donnée des années plus tard, en 1832, au conservatoire de Paris, par le violoniste Pierre Baillot, à occasion d'un voyage en France de Mendelssohn.

D'où lui est venue l'idée de composer pour huit cordes, en un temps où les seuls octuors, comme celui de Schubert, étaient basés sur le mélange des vents et des cordes ? On ne connaît pas la réponse à cette question ; mais le fait est que le compositeur va s'emparer avec une étonnante maîtrise des huit instruments, traités parfois en solistes, parfois regroupés deux par deux ; ou encore utilisés de manière de manière presque orchestrale, avec une extraordinaire maîtrise.

L'octuor doit sans doute encore beaucoup au style mozartien ; mais il semble emportée par une fraîcheur d'invention, une sensibilité pré-romantique, et un véritable coup de génie qu'on retrouvera l'année suivante dans l'ouverture du Songe d'une nuit d'été... Cela tient du miracle, comme le soulignera Schumann : « Ni dans les temps anciens, ni de nos jours, on ne trouve une perfection plus grande chez un maître aussi jeune. »

Le premier mouvement est organisé comme un grand allegro classique, éblouissant d'énergie et de maîtrise formelle. L'andante qui suit est plein d'originalité par sa douce atmosphère de balade ancienne. Mais il faut s'arrêter davantage au troisième mouvement, inspiré par ces vers de Goethe, dans La Nuit de Valpurgis :

« Traînées de nuages et voiles de brouillard

S'éclairent par le haut

L'air passe dans le feuillage, le vent dans les roseaux

Et tout s'évanouit ! »

Dans cette évocation, le jeune Mendelssohn semble trouver d'un jet ce style d'écriture des scherzos qui restera l'un des traits les plus marquants de son art : une écriture très rapide, très légère, presque féerique qu'on qui réapparaîtra notamment dans le Songe d'une nuit d'été. Selon Fanny Mendelssohn : « Le morceau se joue staccato et pianissimo ; les frissons des trémolos, les échos des trilles qui jettent des éclairs furtifs, tout est neuf, étrange, et pourtant tellement séduisant, familier, qu'il semble qu'un souffle léger vous élève vers le monde des esprits. On a envie d'enfourcher un manche à balai pour suivre cette joyeuse troupe ».

Après cette réussite éblouissante, le mouvement final ne fait en rien retomber l'intérêt, et frappe au contraire par son écriture enjouée, incluant des éléments de fugue, puis une redite du scherzo, comme si Mendelssohn avait saisi d'emblée que sa création la plus marquante se trouvait précisément là.

 

Benoît Duteurtre

Programme

Oeuvres

Prologue : Benoît Duteurtre

Franz Schubert (1797-1828)

  • Quartettsatz n° 12 en ut mineur (D.703)
    • allegro assai

Quatuor Hermès


Béla Bartók (1881-1945)

  • Quatuor à cordes n° 4 (Sz.91)
    • Allegro
    • Prestissimo
    • Non troppo lento
    • Allegretto
    • Allegro molto

Quatuor Ébène


Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847)

  • Octuor pour quatre violons, deux altos, deux violoncelles, en mi bémol majeur (opus 20)
    • Allegro moderato ma con fuoco
    • Andante
    • Scherzo
    • Presto
Interprètes

Quatuor Ebène

  • Pierre Colombet, Gabriel Le Magadure violon
  • Mathieu Herzog alto
  • Raphaël Merlin violoncelle

Quatuor Hermès

  • Omer Bouchez, Elise Liu violon
  • Yung-Hsin Chang alto
  • Anthony Kondo violoncelle

Biographies

Photo Quatuor EbèneQuatuor Ébène

« Un quatuor à cordes classique qui peut sans peine se métamorphoser en un jazz-band », titrait le New York Times après une apparition sur scène du Quatuor Ébène en mars 2009.

Emerveillé, le critique décrit comment les quatre musiciens ont joué d’abord Haydn et Debussy pour passer ensuite, après la pause, de leur arrangement de la musique du film Pulp Fiction à une improvisation sur le Spain de Chick Corea, et finir, en rappel, par dévoiler les voix d’un excellent quatuor a cappella.

Aucun doute : ces quatre Français ont de la classe, et sont aujourd’hui le groupe le plus polyvalent de la scène internationale du quatuor à cordes. Aucune autre formation n’évolue de manière si souveraine et enthousiaste entre différents styles que ces Ébènes.

Plutôt inhabituelle dans le monde de la musique de chambre, cette voltige d’un style à l’autre peut rencontrer d’abord quelque méfiance, certainement dûe à l’abus du terme : « crossover » qui cache si bien le médiocre et le superflu. Pourtant avec les Ébènes, c’est autre chose: quand ils créent un projet, c’est avec goût et intégrité. Leur répertoire traditionnel ne souffre en aucun cas de cet amour pour le jazz. Bien au contraire : on a parfois l’impression que le fait de se pencher sur « l’autre face » de la musique les inspirerait aussi dans leurs démêlés avec les œuvres classiques.

Il y a dans les concerts de la formation française un élan tout particulier, un élan qui sied si bien à la musique de chambre moderne. Car ces jeunes musiciens au cœur enflammé pour la tradition parviennent à passionner et captiver les jeunes auditeurs pour ce genre si particulier qu’est le quatuor à cordes. Leur jeu est si convaincant, leur apparition si charismatique, que l’on ne peut simplement pas échapper à la magie des chefs-d’œuvre.

Le Quatuor Ébène a ainsi brûlé les étapes : après des études dans la classe du Quatuor Ysaye à Paris puis auprès de maitres tel que Gábor Takács, Eberhard Feltz et György Kurtág, la formation, fondée en 1999, fait fureur en 2004 lors du Concours international de l’ARD à Munich où elle obtient le premier prix ainsi que cinq prix spéciaux. En 2005, le quatuor a été lauréat du prix Belmont de la Fondation Forberg-Schneider restée, depuis, étroitement liée aux musiciens. Cette fondation a réussi à leur procurer de merveilleux instruments anciens, italiens, qui ont été mis à leur disposition par un particulier.

D’excellente jeune formation, le Quatuor Ébène est passé au rang de quatuor de premier plan international. En 2007/2008 le quatuor est invité dans les salles les plus prestigieuses d’Europe, du Japon et des Etats-Unis ; ils se sont entre autres produits au Wigmore Hall Londres, au Concertgebouw d’Amsterdam, à la Philharmonie de Berlin, au Carnegie Hall de New York et ont participé en 2009 à un cycle Haydn du Wigmore Hall de Londres, avec les quatuors Hagen, Emerson et Arcanto.

2009 marque également le début d’une collaboration avec le label Virgin Classics: le disque Debussy/Ravel/Fauré, récompensé par l’ECHO-classik, le ƒƒƒƒ de Télérama, le Choc du Monde la Musique, le Midem Classic Award et surtout une des récompenses les plus convoitées, le « Record Of The Year » du magazine Gramophon. S’ensuit un album Brahms avec la pianiste Akiko Yamamoto, où là encore le quatuor montre sa capacité à jouer sur tous les tableaux. Quelques mois plus tard, le quatuor est nommé « Ensemble de l’année » aux Victoires de la Musique.

C’est ensuite en 2012 qu’est paru l’album Fictions, mélange de jazz et d’arrangements « crossover », faisant l’unaminité dans la presse internationale et recevant la même année un ECHO-award. Le DVD Fiction est sorti au début de la saison 2011/12 avec un enregistrement live aux Folies Bergères de Paris. Côté classique, le quatuor reste fidèle à lui même : un nouvel album avec les quatuors à cordes (KV421 et KV465) et le divertimento (KV138) de Mozart est paru en Septembre 2011, de nouveau chez Virgin, ainsi qu’un coffret à plusieurs avec la musique de chambre de Fauré. Ces enregistrements ont tous deux reçus un Echo Award 2012.

 

Enfin, le dernier CD du quatuor, Félix & Fanny est apparu au début 2013 chez EMI. Y sont interprêtés le seul quatuor composé par Fanny Mendelssohn, ainsi que les quatuors op. 13 et op. 80 de Félix Mendelssohn.

Le quatuor Ébène est artiste associé, en résidence à la Fondation Singer-Polignac.

 


Photo Quatuor HermèsQuatuor Hermès

« One of the finest promising young quartets... I wish it a brilliant future » Alfred Brendel

Très tôt remarqués par les quatuors Ravel et Ysaÿe, le quatuor Hermès se développe et s’affirme également auprès de Miguel da Silva, Eberhard Feltz, du quatuor Artemis et du quatuor Alban Berg.

En 2009, seulement un an après leur formation au Conservatoire national supérieur de musique de Lyon, il reçoit le premier prix du Concours international de musique de chambre de Lyon, le prix du public et le prix de la SACEM, notamment grâce à leur interprétation d’Ainsi la nuit de Henri Dutilleux. Un premier succès se présente en 2011 avec un 1er_prix au fameux Concours international de Genève. La même année, il est lauréat de l’Académie Maurice Ravel et de la fondation Charles Oulmont.

En novembre 2012 et après un parcours déjà prometteur, c’est la consécration internationale lors des "Young Concert Artists" de New York. Choisi parmi plus de trois cents candidats du monde entier, les quatre jeunes musiciens français remportent un premier prix qui leur ouvre les portes des plus importantes scènes américaines.

Grâce au soutien de la société des montres Bréguet et dans le cadre du concours de Genève, le quatuor Hermès a enregistré un premier disque paru à la fin de l'année 2012 pour le label Nascor, consacré à deux chefs d’oeuvres importants de Haydn et de Beethoven (_ƒƒƒƒ_de_Télérama, sélection_Le Monde_2012 ).

Une importante tournée outre-Atlantique est prévue à l’automne 2013. D'ici là, les quatre musiciens du quatuor Hermès se produiront dans toute l’Europe. Déjà invité au festival de Lockenhaus, à l’Orangerie de Sceaux, au festival Radio France de Montpellier ou au Crescendo festival de Berlin. Leur succès les a aussi fait connaitre au Japon, à Taïwan, en Egypte ou au Canada. De belles occasions de partager leur passion pour l’immense continent musical qu’est le répertoire du quatuor à cordes.

Le quatuor Hermès est depuis 2013 en résidence à la Fondation Singer-Polignac.