Sortilèges raveliens | 8 octobre 2007

Posted in Saison 2007-2008

Le récent succès du roman de Jean Echenoz sur Maurice Ravel a eu le mérite de souligner le fascinant paradoxe de ce compositeur : comment un si petit personnage, amoureux des miniatures, comment cet être effacé, méticuleux, voire un peu guindé, a-t-il pu écrire des pages aussi puissantes que La valse ou le lever du jour de Daphnis et Chloé ? Tel est et demeure le mystère Ravel.Mais un malentendu poursuit également depuis longtemps le compositeur, régulièrement présenté comme une sorte d'esprit classique égaré malgré lui dans la modernité - et dont l'oeuvre présenterait une forme de régression par rapport à celle de son aîné, Debussy. On se rappelle la formule d'Erik Satie : Ravel refuse la Légion d'honneur, mais "toute sa musique l'accepte". Ce point de vue se prolongera dans l'admiration mêlée de méchanceté des jeunes compositeurs du groupe des Six, qui voient Debussy comme l'homme de la liberté et Ravel comme un artiste un peu trop "corseté".Il me semble pourtant possible, aujourd'hui, de considérer, rétrospectivement, la place beaucoup plus subtile qu'occupe Ravel dans le XXe siècle musical - expliquant pour une part qu'il soit devenu le plus joué de tous les compositeurs français.

Ainsi, dès ses débuts, alors que les artistes de son temps baignent en plein wagnérisme, Ravel se rattache à une lignée toute différente, par son professeur Gabriel Fauré, lui même élève de Camille Saint-Saëns. De ces maîtres il gardera toute sa vie le goût de la concision, de la retenue, mais aussi l'amour de l'alchimie sonore, par laquelle il se rattache au Saint-Saëns du concerto L'Egyptien ou du Carnaval des animaux. Ainsi, tandis que Debussy marque la grande rupture de l'aube du XXe siècle, par ses audaces harmoniques, poétiques et formelles, Ravel, lui annonce directement toute l'esthétique de l'entre deux guerres. Son Tombeau de CouperinPulcinella de Stravinski, dans ses références à la musique classique et baroque. Mais, surtout, Ravel va beaucoup plus loin encore que Debussy dans le rejet du sentiment romantique et du pathos. De même que Stravinski se définit comme un simple "fabricant de musique", Ravel se veut compositeur comme on est horloger, et cette attitude n'est pas la moindre des ruptures entre le XIXe et le XXe siècle musical.


Sa défiance envers le sentiment n'empêche pourtant pas Ravel de manifester un sens poétique très personnel, sensiblement plus ancré dans le XXe siècle que le symbolisme de Debussy. On peut en dégager quelques traits caractéristiques :- L'humour, comme forme suprême du détachement, qu'on retrouve à l'oeuvre aussi bien dans les Histoires naturelles sur des poèmes de Jules Renard, dans l'Heure espagnole, opéra bouffe complètement loufoque et, pour finir, dans la provocation du Boléro.- Le cosmopolitisme, dans le meilleur sens du terme, c'est à dire la curiosité pour toutes les cultures qui apparaît dans son amour du style espagnol, dans l'hommage à la musique juive de ses chansons hébraïques, ou dans ces Chansons Madécasses que nous entendrons ce soir : trois mélodies inspirées par des texte traditionnelles de l'île de la Réunion.


Pour une fois, cet homme qui s'est toujours méfié des confusions entre art et politique (au point de refuser de signer les fameuses pétitions musicales antiallemandes, pendant la Première Guerre mondiale), se montre ici presque engagé pour dénoncer les méfaits de la domination d'une culture sur une autre. Position singulière et courageuse en 1926, à l'apogée de l'empire français. Ces trois mélodies mêlent en effet des accents rousseauistes sur l'amour et la nature, dans la première et la troisième pièce, à un ton ostensiblement anticolonial dans le texte de la pièce centrale "Méfiez vous de l'homme blanc habitants du rivage".

- Troisième aspect de la poétique ravélienne, ce goût du merveilleux et de l'étrange qui rejoint chez lui l'amour de l'enfance (je me rappelle à ce propos l'anecdote que m'a racontée Madeleine Milhaud sur la sympathie qui s'était nouée entre son jeune fils Daniel et Ravel qui les visitait de temps à autre. Devant ce petit monsieur, Daniel Milhaud s'exclamait spontanément de sa voix d'enfant "Salut collègue !". Ce qui semblait enchanter Ravel.

Ce goût de l'enfance s'exprime notamment dans la suite Ma mère L'oyecomposée pour piano à 4 mains en 1908 pour les jeunes Jean et Marie Godebski. Ravel excelle à revisiter le monde des contes et légendes, dans ces pièces apparemment simples et anecdotiques, et pourtant toujours aussi envoûtantes et raffinées.

Mais la conjugaison de l'enfance et du merveilleux atteint son apogée dans L'Enfant et les sortilèges, sur le texte féérique de Colette, où les fauteuils chantent des histoires de bergères, où les théières et les chats de la maison rivalisent en vocalises. Nous ne sommes pas tellement loin du surréalisme.La conception de cette oeuvre fut longue, de 1920 à 1925. Colette avait connu le compositeur chez la grande mécène Marguerite de Saint-Marceaux. Elle trouvait Ravel bizarre mais n'intervint nullement dans la conception de l'opéra - Ravel, de son côté se contentant de demander la permission de remplacer, dans le duo des miaulements de chats, "mouao" par "mouain" ! L'oeuvre fut créée en mars 1925 à l'opéra de Monte Carlo, et je voudrais lire à ce propos ces quelques explications de Ravel parues à cette occasion dans le journal Le Gaulois :

"Plus que jamais je suis pour la mélodie ; oui, la mélodie, le bel canto, les vocalises, la virtuosité vocale, c'est chez moi un parti pris [...] La partition de L'Enfant et les sortilèges est un mélange très fondu de tous les styles de toutes les époques, de Bach jusqu'à... Ravel ! Cela va de l'opéra à l'opérette américaine en passant par le jazz-band. L'avant-dernière scène, pour ne citer qu'elle, est une combinaison voulue de choeur antique et de music-hall. La fantaisie du poème n'eut servi à rien si elle n'eut été soutenue, voire accentuée par la fantaisie de la musique..."

Nous sommes particulièrement heureux de proposer cet opéra, en version concert, à la fondation Singer Polignac, dans un arrangement pour petit ensemble vocal et instrumental.Cette production a été rendue possible par notre coopération avec l'académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz et son directeur Jean-François Heisser. Elle est supervisée par François Le Roux que la plupart d'entre vous connaissent, puisqu'il est l'un des grands héritiers de la tradition du chant français qu'il a si souvent illustré à l'opéra et en concert. Je salue également son partenaire habituel Jeff Cohen, mais aussi Philippe Biros et tous les artistes présents ce soir.

Mais je voudrais conclure en disant aussi combien nous sommes heureux d'accueillir Nicolas Joël, nouveau et futur directeur de l'Opéra de Paris, qui a répondu à l'invitation de notre président, le professeur Pouliquen. Nicolas Joël est un amoureux de la musique française ; il vient de mettre en scène le Roi d'Ys au Capitole de Toulouse et je crois - j'espère en tout cas - qu'il donnera à ce répertoire toute sa place au cours des prochaines saisons parisiennes.
Je vous souhaite donc à tous une excellente soirée.

                                                                                                                                Benoît Duteurtre


Programme

Oeuvres

Maurice RAVEL

  • L’Enfant et les Sortilèges
  • Maurice RAVEL

  • Chansons madécasses
  • Maurice RAVEL

  • Ma Mère l’Oye
  • Interprètes
    • Tomomi MACHIZUKI     Mezzo-soprano

    • Marion RALINCOURT   Flûte

    • Hélène LATOUR           Violoncelle

    • Philippe BIROS             Piano

    • Jeff COHEN                   Piano

    • Gaëlle ARQUEZ           Soprano

    • Céline VICTORES-BENAVENTE Soprano

    • Delphine CADET          Soprano

    • Jean-Gabriel SAINT-MARTIN Baryton

    • Geoffroy BUFFIÈRE      Baryton-basse

    • David GHILARDI           Ténor

    • François LE ROUX      Direction vocale

    • Julia WIESCHNIEWSKY Soprano