Dans l'intimité des salons

Publié dans Saison 2018-2019

Avant-propos

Les deux compositeurs que nous allons entendre, ce soir, présentent à première vue deux profils très différents : Beethoven, en effet, se situe sur les plus hautes marches du panthéon de la musique ; tandis que Reicha est presque totalement inconnu du grand public. Et pourtant, vous l'aurez peut-être remarqué, ils sont quasi contemporains, nés tous deux en 1770 et morts à quelques années d'écart. Ajoutons à cela qu'ils se sont connus, qu'ils ont fait de la musique ensemble, et qu'en outre – même si la gloire de Beethoven était déjà très importante de son vivant – il n’y avait pas alors une telle distance entre leurs réputations. Car, en fait, si celui-ci était plus admiré comme compositeur, Reicha, lui, était un théoricien réputé, auteurs de nombreux traités sur la musique, et professeur ayant compté parmi ses élèves quelques unes des plus grandes figures du XIXe siècle comme Liszt, Berlioz, Gounod et Franck.

Pour saisir d'un peu plus près cet artiste, il faut d'abord rappeler que le style classique, à la fin du XVIIIe siècle, est un style très européen. Si l'on met à part la question de l'opéra, plus marqué par des caractéristiques nationales, on retrouve un peu partout, dans la musique symphonique et la musique de chambre, un même esprit musical inspiré par Haydn, Boccherini, Mozart. En France même, quantité de compositeurs participent à ce mouvement et composent des sonates, des quatuors, des symphonies, des concertos. Pour cette raison les migrations musicales sont également très nombreuses et, de même que des français comme Boieldieu connaissent le succès à la cour de Russie, les italiens sont partout à commencer par Cherubini qui dirige le conservatoire de Paris. Mais ce sont aussi les allemands qui viennent de plus en plus nombreux, comme le décrit Balzac dans Le Cousin Pons en évoquant le compositeur Schmucke, ami de Pons : « Ce pianiste,comme tous les pianistes, était un allemand, Allemand comme le grand Liszt et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Thalberg, Crammer, Kalkbrenner, Klara Wieck..., et particulièrement tous les allemands ».

Il aurait pu ajouter à sa liste Anton Reicha. Car si celui-ci est né à Prague en 1770, il s'agit bien d'un enfant de l'empire d'Autriche, d'éducation allemande – qui allait principalement se former en Bavière auprès d’un oncle lui même violoncelliste et compositeur, Josef Reicha. Anton débute ensuite comme flûtiste dans la fosse du théâtre de Bonn, où le jeune Beethoven est lui-même altiste, et la correspondance de ce dernier atteste que les deux musicien se connaissent et se fréquentent. Avec l'arrivée de l'armée française républicaine, Reicha va toutefois fuir Bonn et partir pour Hambourg où il va se lier à des musiciens émigrés comme Rode, qui vont le persuader de tenter sa chance à Paris et d’y faire jouer des opéras. Mais c'est d'abord un échec qui le conduit à retourner à Vienne, où son nom apparaît à nouveau dans l’entourage de Beethoven et Haydn... jusqu'à l'arrivée des troupes napoléoniennes en 1808. Il décide alors de s'établir à Paris, cette fois définitivement. Quelques années plus tard, il prendra la nationalité française et transforme son prénom en Antoine.

Sa réputation repose notamment sur son poste de professeur au Conservatoire dirigé par Cherubini qui ne l'aime guère mais qui, du moins, estime son métier dans la discipline rigoureuse du contrepoint. De fait Reicha, dans son enseignement comme dans sa musique, mêle une connaissance solide de la tradition et un goût de l’expérimentation qui le conduit s'intéresser aux rythmes à cinq temps ou aux quarts de ton, voire à une forme de polytonalité. Il suscite ainsi l’admiration de ses élèves comme Berlioz qui commence par le regarder de haut, en jeune homme insolent, avant de reconnaître la qualité de son enseignement et de sa personne comme il l'écrira dans ses Mémoires : Reicha « m'a beaucoup appris en peu de temps. Il professait le contrepoint avec une clarté remarquable et ne négligeait point, comme la plupart de s maîtres, de donner à ses élèves autant que possible, la raison des règles dont il recommandait l'observance. Son respect pour les pères de l'harmonie n'allait pas jusqu’au fétichisme. » La substance de cet enseignement de Reicha se retrouve également dans ses traités, fameux à l'époque, sur la mélodie, la composition musicale ou l'art du compositeur dramatique.

Quant à son œuvre, assez abondante, elle mêle l’attachement au style classique, la science contrapunctique et des trouvailles personnelles qui font son intérêt, mais lui donnent un aspect parfois un peu composite. Son catalogue comporte des opéras mais aussi des symphonies, des ouvertures, beaucoup de musique pour piano et de musique de chambre, notamment de très nombreux ensembles pour instruments à vent. C'est ainsi que nos amis du Concert de la Loge, ont redécouvert à la Bibliothèque Nationale ces partitions peu connues, portant le titre de Trois grandes symphonies de salon, composées vraisemblablement par Reicha vers 1825. Même s'il s'agit de musique de chambre, ce terme de « symphonie » renvoie d'abord à la formation qui mêle les familles d'instruments comme dans un orchestre : un quintette à cordes et quatre vents, hautbois, clarinette, basson et cor dans l’oeuvre que nous allons entendre ce soir. Mais cet aspect symphonique tient aussi à au ton de l’œuvre souvent puissant, voire tumultueux dans certains passages. L'introduction et les mouvements vifs semblent toutefois aussi inspirés par le style de l’opéra-comique et de Rossini, alors très à la mode et avec lequel Reicha entretenait des relations cordiales. Voici en tout cas une œuvre singulière, comme une cousine française de l'Octuor de Schubert – mais aussi du Septuor de Beethoven, composé quelques années auparavant pour un même mélange de vents et de cordes.

On connaît relativement bien, en revanche, cette œuvre du compositeur âgé de trente ans, qui est devenue tout de suite une des plus populaires de sa musique de chambre. Beethoven l'a écrite en 1799 pour une formation mélangeant quatre cordes – violon, alto, violoncelle et contrebasse – et trois vents : clarinette, cor et basson. Il souhaitait toutefois qu'elle puisse éventuellement circuler dans d'autres versions, avec flûte soliste, ou pour cordes seules ; et il l'a dédiée à l'impératrice Marie-Thérèse, « Impératrice romaine, reine de Hongrie et de Bohème ». L’œuvre qui s’inscrit dans son catalogue entre le premier concerto et la première symphonie fut créée en 1800 dans le même concert que celle-ci. Et elle allait obtenir d'emblée un tel succès que Beethoven, insistant pour la publier, écrirait à son éditeur : « Dépêchez-vous de faire paraître mon septuor ; car le peuple l'attend avec impatience ». Pourtant ce succès trop facile devait finir par agacer le compositeur qui déclarerait plus tard : « Il y a là dedans beaucoup d'imagination mais peu d'art », en ajoutant « En ce temps là, je ne savais pas composer ».

On me pardonnera de ne pas partager son avis, car on trouve là, justement, comme dans toutes les œuvres du jeune Beethoven, un ton, une énergie déjà très personnels dans un style encore inspiré de Mozart et de Haydn. L’oeuvre en effet comporte six mouvements qui rappellent les divertissements et sérénades du XVIIIe siècle. Pourtant, si le premier mouvement est classiquement en forme sonate, il comporte une introduction déjà très beethovenienne. Il est suivi par un beau et méditatif adagio, après quoi s’enchaîne une série de pages plus dansantes et divertissantes : un menuet, un thème varié, un scherzo qui fait pendant au premier menuet, et où le jeu des cordes et des vents est particulièrement réussi... puis enfin le mouvement finale, billant et virtuose. Voilà qui justifie amplement, n'en déplaise à Beethoven, le succès immédiat et durable du septuor. Un siècle après sa création le peintre Alfred Sisley vantait encore le trio du scherzo, à propos duquel il déclarait : « Cette phrase si gaie, si chantante, si entraînante, il me semble que, depuis la première fois que je l'ai entendue, elle fait partie de moi-même, tant elle répond à tout ce que j'ai toujours été au fond. Je la chante sans cesse. Je me la fredonne en travaillant. Elle ne m'a jamais abandonné... ».

Benoît Duteurtre

Programme

Anton Reicha (1770-1836)

  • Grande Symphonie de salon n°1 en si bémol majeur
    • Adagio
    • Adagio
    • Minuetto: Allegro
    • Finale: Allegro Vivace

Ludwig van Beethoven (1770-1827)

  • Septuor pour vents et cordes en mi bémol majeur opus 20
    • Adagio - Allegro con brio
    • Adagio cantabile
    • Tempo di minuetto - trio
    • Tema con variazioni. Andante
    • Scherzo. Allegro molto e vivace
    • Andante con moto alla marcia – Presto
Interprètes
  • Le Concert de la Loge
    • Julien Chauvin, Anne Camillo violon
    • Pierre-Eric Nimylowycz alto
    • Jérôme Huille violoncelle
    • Michele Zeoli contrebasse
    • Antoine Torunczyk hautbois
    • Toni Salar-Verdu clarinette
    • Javier Zafra basson
    • Nicolas Chedmail cor

Biographies

photo Franck Juery

Julien Chauvin violon et direction

Julien Chauvin a étudié avec Vera Beths au Conservatoire royal de La Haye, ainsi qu’avec Wilbert Hazelzet, Jaap ter Linden et Anner Bylsma pour l’interprétation des œuvres des périodes baroque et classique.

En 2003, il est lauréat du Concours international de musique ancienne de Bruges et se produit ensuite en soliste en Géorgie, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud tout en jouant au sein des principaux ensembles européens avant de former Le Cercle de l’Harmonie, qu’il dirige avec Jérémie Rhorer pendant 10 ans.

Concrétisant son souhait de redonner vie à une formation célèbre du xviiie siècle, Julien Chauvin fonde en 2015 un nouvel orchestre sur instruments anciens : Le Concert de la Loge. L’ambition de cette re-création s’affiche notamment dans l’exploration de pages oubliées du répertoire français, mais également de nouvelles formes de direction, l’ensemble étant dirigé du violon, ainsi que de formats de concerts encourageant la spontanéité et l’imagination du public.

Parallèlement, il poursuit sa collaboration avec le Quatuor Cambini-Paris créé en 2007.

Julien Chauvin assure la direction musicale de productions lyriques telles que le spectacle Era la notte mis en scène par Juliette Deschamps avec Anna Caterina Antonacci, Le Saphir de David, Atys de Piccinni, Phèdre de Lemoyne et Cendrillon d’Isouard dans des productions du Palazzetto Bru Zane mises en scène par Marc Paquien, Armida de Haydn mis en scène par Mariame Clément et Le Cid de Sacchini mis en scène par Sandrine Anglade.

Questionnant les pratiques de direction des opéras de l’époque, il a récemment dirigé depuis le violon L’Enlèvement au sérail de Mozart mis en scène par Christophe Rulhes.

Il est également invité à diriger du violon l’orchestre Esterházy Hofkapelle, l’orchestre régional d’Avignon-Provence, l’Orkiestra Historyczna de Katowice, le Folger Consort à Washington, Les Violons du Roy et le Kammerorchester Basel.

La discographie de Julien Chauvin comprend des œuvres concertantes de Haydn, Beethoven et Berlioz pour les labels Eloquentia et Ambroisie-Naïve, et il entame en 2016 l’enregistrement de l’intégrale des Symphonies parisiennes de Haydn avec le Concert de la Loge pour le label Aparté.

Il se produit régulièrement avec Jean-François Heisser, Alain Planès, Christophe Coin et Olivier Baumont, avec lequel il enregistre au château de Versailles le disque À Madame pour le label Aparté.

En 2017-2018, il est associé à l’Institut d’études avancées de Paris dans le cadre d’un partenariat visant à faire dialoguer la musique et la recherche en sciences humaines et sociales.

Parallèlement à ses activités de concertiste, Julien Chauvin se consacre également à la pédagogie dans le cadre de sessions d’orchestre ou de master classes au Conservatoire national de musique et de danse de Paris ainsi qu’à celui de Lyon, à l’École normale de Paris ou encore avec l’Orchestre français des jeunes.


Le Concert de la Loge

En janvier 2015, le violoniste Julien Chauvin fonde un nouvel ensemble sur instruments anciens avec l’ambition de faire revivre un chaînon essentiel de l’histoire musicale française : Le Concert de la Loge Olympique.

Créé en 1783 par le comte d’Ogny, cet orchestre était alors considéré comme l’un des meilleurs d’Europe et il resta célèbre pour sa commande des Symphonies parisiennes à Joseph Haydn, lesquelles furent exécutées dans la salle des Cent-Suisses du palais des Tuileries.

À l’époque, la grande majorité des musiciens étaient francs-maçons et de nombreuses sociétés de concerts étaient liées à des loges maçonniques, à l’instar de celle de l’Olympique de la Parfaite Estime.

De nos jours, formation à géométrie variable, l’ensemble propose des programmes de musiques de chambre, symphonique ou lyrique, dirigés du violon ou de la baguette, et défend un large répertoire, allant de la musique baroque jusqu’à celle du tournant du début du XXe siècle.

Le projet de cette recréation est aussi d’explorer de nouvelles formes de concerts, en renouant avec la spontanéité et les usages de la fin du XVIIIe siècle qui mêlaient différents genres et artistes lors d’une même soirée, ou en concevant des passerelles avec d’autres disciplines artistiques.

Depuis sa refondation, l’ensemble s’est produit en tournée sur de nombreuses scènes lyriques avec les opéras Armida de Haydn, mis en scène par Mariame Clément, Le Cid de Sacchini, mis en scène par Sandrine Anglade, et Phèdre de Lemoyne, mis en scène par Marc Paquien. L’orchestre s’associe également à des solistes reconnus comme Karina Gauvin, Sandrine Piau, Philippe Jaroussky (tournée en Europe et en Amérique du Sud) ou Justin Taylor dans le cadre de collaborations régulières.

Au disque, l’ensemble a entrepris l’enregistrement de l’intégrale des Symphonies parisiennes de Haydn en proposant chaque saison un programme construit au format de l’époque avec un artiste invité. Les trois premiers volumes, « Haydn-La Reine » avec Sandrine Piau, « Haydn-La Poule » avec Justin Taylor et « Haydn-L’Ours » qui vient de paraître, ont été salués par la critique (Diamant d’Opéra Magazine, Choc Classica, Le Monde, ffff Télérama, Grand Prix Charles Cros…).

Le Comité national olympique sportif français s’étant opposé à l’usage de l’adjectif « olympique » par l’ensemble, ce dernier est contraint en juin 2016 d’amputer son nom historique pour devenir « Le Concert de la Loge ».

L’ensemble bénéficie du soutien du ministère de la Culture et de la Communication, de la Ville de Paris, de la Région Île-de-France, de la Caisse des dépôts (mécène principal), de la Fondation Orange, de la Caisse d’épargne Île-de-France, de la Banque de France, du Fonds de dotation Françoise Kahn-Hamm et des mécènes membres du Club Olympe. Il est en résidence au conservatoire Jean-Baptiste Lully de Puteaux et est artiste associé en résidence à la Fondation Singer-Polignac. À partir de la saison 2018/2019, Le Concert de la Loge sera également en résidence pour trois ans à la Cité musicale-Metz.

En savoir +